lundi 17 décembre 2012

Patrick Modiano


Est-ce le destin de certains auteurs d’être des écrivains du dimanche ? Non pas comme on parle de peintres du dimanche, mais parce que notre main est aimantée par leurs livres dans la bibliothèque le dimanche en particulier, quand la luminosité est faible, qu’il pleut peut-être et qu’une longue après-midi d’oisiveté nous attend. Les membres les plus éminents de ce club très fermé sont Jules Verne et Agatha Christie. On pourrait croire que c’est la célèbre flemme du dimanche qui nous pousse à jeter notre dévolu sur eux, car ils ne demandent pas trop d’efforts pour être lus, ils sont un peu comme les pâtes de la littérature, tout le monde les aime, quelque soit la garniture. Avec Patrick Modiano, c’est autre chose. Pourtant lui aussi est définitivement un écrivain du dimanche. Quelque soit le titre que l’on choisit, on monte dans un train en marche, une ligne régulière que l’on fréquente depuis toujours : Paris, les années 1960, une certaine topographie poétique, des personnages si fragiles qu’un souffle suffirait à les faire disparaître. Les romans de Modiano se lisent d’une traite. D’une seule plongée en apnée nous nous retrouvons dans une monde calme, assourdi, où le hasard conduit les âmes comme les poissons un courant entre deux eaux, où le temps ne s’écoule pas de la même façon qu’en surface. Le dimanche, délestés des contraintes du monde, un peu hagards devant tout ce vide, nous sommes le mieux à même de respirer dans ce monde sous-marin. Il y a tout de même un peu de complaisance de notre part à nous émouvoir si voluptueusement de cette atmosphère nostalgique. Nous voudrions presque nous aussi, comme un personnage de Modiano, débrancher le téléphone, faire notre valise et monter dans un taxi pour n’importe quelle porte de Paris. Puis le roman est terminé. Nous allumons le plafonnier de la cuisine et nous préparons le dîner. Il n’y a que dans les romans de Patrick Modiano que les lundis n’existent pas.

Décembre 2012

mercredi 7 novembre 2012

Prague


Il y a des noms de lieux qui sonnent comme des mots magiques, qui portent en eux une charge de rêve inextinguible : Thurgovie, Carélie, Bohème-Moravie, Engadine. Longtemps je me dirai : j’ai traversé la Bohème en auto à l’automne de cette année-là pour me rendre à Prague. Prague aussi est un nom qui fait rêver, il évoque la double monarchie austro-hongroise et son aigle à deux têtes, un mélange unique de langues et de cultures, et une certaine Europe d’avant la Première Guerre. Le quartier baroque de Mála Strana, une fois balayées les scories sales et grises du régime communiste, a retrouvé ses couleurs pastel si germaniques : bleu ciel, vert d’eau, mauve, jaune. Des centaines de touristes emmaillotés dans leurs manteaux se pressent dans la cathédrale Saint-Guy battue par la tempête de neige, et sous la nef les langues se mêlent à nouveau dans un joyeux brouhaha. La langue tchèque étonne autant l’œil que l’oreille. On se pose mille questions sur tous ces accents et ces petites couronnes inconnus chez nous. Ni latin ni allemand ne servent de rien, on ne comprend rien, on est ailleurs. Des femmes en fourrures brillantes se promènent devant des vitrines luxueuses, et on ne sait plus si on est à Berlin, Milan ou Saint-Pétersbourg. Mais une chose est certaine : on est dans une capitale européenne. Tout, autour de nous, le rappelle sans cesse : la longue place Venceslas, l’imposant bâtiment du Národní muzeum, les ponts sur la Vltava, les cafés, les trams. On se recueille dans le vieux cimetière juif. On admire les synagogues néomauresques et Art nouveau construites à l’époque de l’émancipation de la communauté juive de Prague. On relit avec gravité l’histoire de cette communauté qui n’a retrouvé la totalité de ses droits politiques et culturels qu’après la chute du régime communiste.

Et on prend conscience, dans ce cœur de la Mitteleuropa, qu’on ne mesurera jamais assez la signification symbolique du suicide de S. Zweig en 1942.

Novembre 2012



vendredi 5 octobre 2012

La barrière


Les heures s’étaient écoulées interminablement. Toute la nuit il était resté couché, enroulé dans la terre, sous le couvert d’une grande fougère. Il avait été tenu éveillé par les pas qu’il avait entendu résonner indistinctement, par les cris et les aboiements. Il était épuisé par l’attente et la tension. Mais le miracle avait eu lieu : on ne l’avait pas découvert.

Le son qu’il guettait depuis qu’il se tenait caché se devina enfin. Les rails sur le talus vibraient et sifflaient doucement. Puis, dans un fracas assourdissant, le train s’arrêta en gare du Saut du Cerf.

Le soleil n’était pas encore entièrement levé et le ciel était gris et bas. Il entendit à nouveau les chiens aboyer. Il se dit qu’on était sans doute en train de fouiller le train avant son départ. Il s’imposa de rester dans sa tanière. Il entendait des personnes s’agiter autour des wagons, des voix indistinctes qui allaient et venaient, le bruit des chaînes des molosses.

Après un sifflement aigu, le train commença à se déplacer très lentement. C’était le bon moment pour lui. Il sauta du fourré comme un écureuil, s’accrocha aux parois de bois du wagon et escalada jusqu’au toit. Il se coucha, retint sa respiration et tendit l’oreille. Il semblait ne pas avoir été vu.

Le train prit peu à peu de la vitesse. Il sentait la brise fouetter son visage. Il pouvait tout juste garder les yeux ouverts et se sentait écrasé par la fatigue. Il accrocha sa ceinture à l’armature métallique et s’endormit immédiatement ensuite. 

Lorsqu’il se réveilla, le train roulait toujours. Il avait des courbatures par tout le corps, et terriblement soif. Les cahots étaient désagréables et son corps avait besoin de silence. La hauteur du soleil dans le ciel indiquait que l’après-midi était déjà avancée. Il avait donc dormi plusieurs heures. Mais, s’il avait déjà effectué une grande distance, le train était toujours dans la forêt.

L’attente fut longue encore avant que le train ne s’arrêtât. Il se détacha et attendit le dernier moment pour sauter du toit du wagon dans un bosquet de noisetier. Il attendit que le train se fût totalement éloigné, puis sortit inspecter les lieux. Il n’y avait rien en vue. Il épousseta ses vêtements, regarda ses genoux écorchés et sortit sa boussole de sa poche. Il se glissa à travers les fourrés et s’engagea dans la forêt.

Après s’être fait un passage à travers des buissons piquants, enjambé des troncs couchés, écarté des branches de son visage, il trouva enfin ce qu’il souhaitait avec tant d’impatience. Un torrent coulait dans un fossé de terre sur des pierres plates et blanches. Il se jeta immédiatement à plat ventre et but goulûment en glissant toute sa tête dans l’eau froide.

Lorsque sa soif fut totalement apaisée, il se releva pour chercher un trou d’eau suffisamment profond pour s’y baigner. Il le trouva quelques pas plus loin. Il se déshabilla entièrement et se glissa frileusement dans l’eau glacée. Il nettoya consciencieusement ses écorchures, puis s’accroupit et s’aspergea énergiquement. Des filets d’eau froide lui coulait sur les flancs, il avait la chair de poule mais il se sentait mieux d’être propre.

Pendant qu’il s’égouttait, il épousseta ses vêtements et retira les brindilles et les feuilles qui s’étaient accrochées à ses chaussettes. Il se rhabilla et se remit en route.

Maintenant que sa soif était étanchée, son ventre gargouillait terriblement. Parti sur un coup de tête, il n’avait rien préparé de son départ. C’était encore une chance qu’il eût sa boussole avec lui. Il vit un autre bosquet de noisetiers et eut cette fois la présence d’esprit de remplir ses poches de noisettes. En attendant mieux, cela calmerait sa faim.

*

Il y avait plusieurs heures qu’il marchait ainsi lorsque la forêt cessa brusquement et qu’il vint buter contre une clôture. C’était déjà le soir, et il commençait à faire sombre. Il put se mettre un moment à découvert et avoir une idée générale du terrain. De l’autre côté du pré il y avait une vallée au fond plutôt plat et qui était cultivé. On voyait encore des restes de chaume sur le sol noir. Des bouquets d’arbres avaient poussé le long des méandres du ruisseau. Une belle grange en bois, trapue, sombre, était accolée au talus.

Il choisit l’itinéraire qui lui permettait de rester le plus souvent à couvert d’un buisson ou d’un arbre. En quelques bonds, il fut près de la porte qui n’était pas fermée. Il entra. Il y avait des bottes de foin, des sacs de grain, des outils des champs et de menuiserie. C’était une bonne cachette. Et pourtant, si on l’avait suivi sans qu’il s’en rendît compte, on le trouverait très rapidement, puisque c’était le seul bâti dans les environs. La fatigue choisit pour lui, il s’allongea dans le foin et grignota des noisettes.

Plus tard dans la soirée, il entendit des pas qui s’approchaient. Puis des cris et des sifflets. Il comprit que deux bergers rassemblaient un troupeau de vaches afin de les changer de pâture. En attendant que le bétail vint jusqu’à eux, les deux hommes se tenaient tout près de la paroi et il pouvait entendre leur conversation :
- Il paraît qu’il y en a encore un qui s’est évadé, dit une voix juvénile.
- Lui non plus ne va pas courir bien loin, répondit une voix grave et sévère.
- Non. C’est vrai. Ils les retrouvent toujours assez vite.

Après un silence, la voix la plus jeune reprit :
- A ce qu’on raconte, celui-là est déjà allé beaucoup plus loin que les autres.
- Comment le sais-tu ? demanda le vieux de sa voix grondante.
- J’ai vu des patrouilles en ville. Ils fouillent les hôtels, les caves, les greniers, tous les endroits où il pourrait se cacher.
- Il serait déjà en ville, alors ?
- En tout cas, eux le pensent.
- S’il a réussi à venir jusque là, c’est qu’il est plus malin que les autres. A mon avis, il n’y est déjà plus, ce serait trop risqué pour lui.
- Peut-être attend-il un train ?
- Tu n’en sais rien. Et ça ne te regarde pas.

Après un autre court silence, la voix jeune ajouta comme pour elle-même :
- Moi, je les comprends.
- Qui donc ? demanda la voix vieille rudement.
- Ceux qui s’évadent…
- Tais-toi donc, imbécile. Et ne répète jamais ça devant moi.

Ensuite, il n’entendit plus rien. Le bruit des cloches avait disparu. Il faisait maintenant complètement noir dans la grange.

Il passa la plus grande partie de la nuit à réfléchir à ce qui était la meilleure décision à prendre pour lui, maintenant qu’il avait ces nouveaux renseignements. Il était toujours possible que ce fût simplement un piège. Mais cela lui paraissait assez improbable. Il avait presque épuisé sa réserve d’eau. Il ne voulait pas retourner dans la forêt, mais il devait se résoudre à ce qu’on le retrouvât s’il restait jusqu’au matin dans la grange. Pourtant, le plus raisonnable était bien de contourner la ville, et d’attraper plus tard un train qui l’emporterait loin d’ici. Sa décision était donc prise.

Il se releva et s’approcha silencieusement de la grande porte. Il tendit l’oreille, la déverrouilla et l’entrouvrit. Le silence était total. La nuit était lumineuse, un beau croissant de lune diffusait une lumière pâle sur la vallée. Il se glissa à l’extérieur et colla son dos à la paroi en bois.

Quelqu’un frôla son épaule. Il sursauta et tourna vivement la tête. Il vit un jeune garçon dont les fins cheveux blonds lui tombaient sur les yeux. Il avait le visage grave et le regardait fixement. Il esquissa un demi-sourire puis posa l’index sur ses lèvres et lui fit signe de le suivre. Il souleva la toile épaisse qui couvrait le chargement d’une charrette, et lui fit une place au milieu des sacs de blés.

Il serra la main du jeune garçon après l’avoir attentivement regardé, puis il se cacha. La charrette se mit immédiatement en route.

*

Il étouffait sous sa bâche. Les cahots des roues pleines sur les pierres lui moulinaient le dos. La nuit fut très longue et sans repos. Il remarqua qu’il faisait un peu moins sombre, puis il entendit des bruits qui lui firent penser qu’il était à la barrière d’une ville. Il commença à avoir peur, mais resta parfaitement immobile. Des soldats jappèrent et frappèrent du pied. Il entendit le sifflement des lames qui traversaient les sacs de grain. Il comprit que les gardes sondaient le chargement avec la lame de leurs baïonnettes.

Le métal coupant entra dans son flanc et le perfora de part en part.

mercredi 3 octobre 2012

Nouveautés

Chers lecteurs,

J'ai fait ces derniers temps quelques modifications sur ce blog :
- J'ai ajouté une préface ;
- J'ai ajouté une table des matières ;
- J'ai mis à jour ma bibliographie.

En espérant que ces nouveautés vous agréent,

ND

mercredi 26 septembre 2012

L'aire de jeu


L’automne s’immisce dans la belle forêt domestiquée. Les arbres sont mouchetés de taches jaunes. Les noisettes et les jolis marrons lisses sont déjà tombés. La lumière est douce, elle appelle les flambées d’hiver et les gros pull-over en laine. Les daims et les chèvres se cachent, il n’y a derrière les grillages que la terre humide et noire, et les buissons dépouillés. Des poussettes, des jouets, des couvertures et des vêtements multicolores sont disséminés sur la pelouse d’un vert épais. De petits enfants jouent dans les bacs à sable, d’autres se balancent jusqu’aux nuages. Les parents, qui les surveillent du coin de l’œil, sont assis autour des tables de pique-nique et discutent sagement. Les tipis de rondins font remonter du néant des souvenirs lointains. L’odeur acide du bois noirci par les hivers. Le sol de la cabane usé par les souliers et couvert de sable. S’y inventer des histoires extraordinaires.

Septembre 2012

mercredi 5 septembre 2012

mercredi 25 juillet 2012

Le saut du cerf


Il y avait un long moment qu’il avait quitté le grand chemin. Il avait marché à travers un champ de blé fraîchement moissonné, des pailles de chaume lui avaient plusieurs fois piqué les chevilles. Mais il avait continué sans hésitation, pressé de se cacher de la faible lumière de la lune dans le petit bois dont il avait repéré la tache plus sombre, au loin sur la gauche, et qui dans son impatience à l’atteindre avait semblé reculer devant ses pas.

Il atteignit enfin un bosquet de noisetiers dans lequel il se faufila, non sans avoir une dernière fois regardé derrière lui. On ne l’avait pas suivi. Personne n’était en vue dans l’espace à découvert. A l’abri des regards, il s’assit par terre pour reprendre son souffle et réfléchir un moment. Il lui fallut plusieurs minutes pour calmer son halètement. Il avait chaud, les feuilles mortes chatouillaient ses mollets, sa chemise collait contre son dos, mais il se refusait à retirer son sac à dos de grosse toile, pour le cas où il aurait à reprendre sa course.

Sa principale inquiétude était de se perdre dans cette région qu’il ne connaissait pas et de revenir à son point de départ. Le choix n’avait pas été facile entre fuir la nuit en prenant le risque de s’égarer, et fuir le jour avec le danger d’être retrouvé plus vite. Il lui avait semblé filer droit vers l’ouest, mais comment être certain qu’il n’avait pas tourné en rond ?

Quand sa respiration se fut calmée et qu’il put se concentrer sur son ouïe, il constata qu’il n’entendait aucun bruit inquiétant. Il se mût pour la première fois depuis qu’il se tenait caché, s’assit en tailleur et retira une brindille qui s’était glissée dans sa chaussette. Il décida de repartir assez vite. Il avait sans doute encore un peu d’avance. Il devait mettre la plus grande distance possible entre eux et lui. Il s’inquiétait déjà de la direction à prendre en sortant du bois. Combien de jours allait-il devoir marcher pour être hors de danger ? Devait-il monter dans le premier train venu, ou était-il plus prudent de se tenir une semaine dans cette planque où on ne risquait pas de venir le chercher ?

Il réfléchit à tout cela très vite et trancha : il était incapable de rester cacher si près de ce qu’il fuyait. Il avait besoin de mouvement, de marcher aussi loin que possible et il gardait un petit espoir qu’on ne s’était pas aperçu de son évasion. Sur les vingt-trois autres types dans le dortoir, il en avait probablement réveillé un. Il n’avait plus qu’à espérer que celui qu’il avait réveillé n’était pas un mouchard.

Lorsqu’il se remit debout, il avait l’esprit plus clair d’avoir pris une décision. Il longea la bordure du champ en restant caché dans les bosquets. Ses pas sur les feuilles mortes qui craquaient lui semblaient faire un bruit infernal, mais c’était toujours moins dangereux que sa silhouette bien dessinée sur le fond noir du bois.

Il marcha ainsi plusieurs centaines de mètres. Puis il traversa une première pâture en prenant soin de ne pas se tordre la cheville dans un des trous creusés dans la terre meuble par les sabots du bétail. Il sauta par-dessus une autre clôture, et s’aperçut qu’il était passé très près d’un troupeau de quelques vaches qu’il n’avait pas vu dans l’obscurité. Il frissonna en devinant au loin le dos puissant du taureau allongé. Il traversa plusieurs autres prés en courant, avant de retrouver un large chemin.

Il se laissa tomber dans l’herbe pour reprendre son souffle et s’y allongea. Il tendit l’oreille. Aucun bruit inhabituel. Pas de voix humaines, pas d’aboiements. Tout était calme. Le ciel était suffisamment couvert, la lumière de la lune était juste assez forte pour éclairer son chemin en le laissant dans l’ombre.

Bien que toujours incertain de la direction à prendre, il s’engagea résolument sur le chemin. Après les obstacles qu’il avait déjà franchis, il se sentait des ailes aux pieds, et marchait vite sur le gravier blanc. Après un virage à angle droit, le chemin venait se coller à un long terre-plein, haut de quelques mètres, fait de pierrailles : la voie ferrée. Il sourit intérieurement de sa chance.

Après quelques dizaines de mètres, il aperçut le long de la voie une vieille bicoque qui avait dû servir autrefois aux ouvriers qui avaient construit la voie. Si elle avait été en bois, et non en pierre, ç’aurait été une simple cabane. Elle servait sans doute maintenant d’abri matinal aux chasseurs. Il n’essaya même pas d’ouvrir la porte métallique de laquelle se détachaient des lamelles de métal rouillé. Il retira son sac, s’assit sur le banc de bois pourri qui était contre la façade et but à sa gourde métallique. Il sentait les battements de son cœur ralentir. Il avait déjà mis plusieurs kilomètres entre eux et lui.

Il eut un spasme au cœur lorsqu’il entendit des pas légers derrière la cabane.

Quelques secondes plus tard, une jeune fille se tenait devant lui. Elle était habillée comme lui : grosses chaussures montantes, pantalon court de velours côtelé, mais elle portait un pull de laine épaisse par-dessus sa chemise. Elle n’avait pas de sac sur le dos, elle avait ses cheveux blonds coupés très court, comme un garçon. Les mains dans les poches, elle le regarda très attentivement avant de lui demander sèchement :
- Que fais-tu ici ?
Malgré sa surprise et sa crainte, il réussit à répondre d’un ton assuré :
- Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.
- Certes… répondit-elle, en baissant les yeux vers le sol.
Il restèrent un long moment silencieux, sans oser se regarder.

- Quelle frousse vous m’avez faite ! s’écria-t-elle, contrariée.
- Et moi donc, alors !
- Vous, c’est différent, dit-elle avec résolution.
- Pourquoi cela ? demanda-t-il, railleur.
- Vous n’êtes jamais venu ici.

Il la regarda attentivement, puis demanda :
- Et vous, vous venez souvent dans cet endroit ?
- Oui. Dans un certain sens.

Il resta silencieux et la regarda encore un moment, incapable de se faire une idée sur elle. Moucharde ou pas ? Tout simplement folle ? Il n’avait pas le temps, de toute façon, de chercher une réponse à ces questions.

- Je vais continuer ma route, dit-il en remettant son sac. Adieu !
- Vous partez déjà…
- Oui. Il le faut.
- Je ne pourrais pas…
- Non, répondit-il, tranchant.
- Bon. Dommage. J’aurais pourtant pu vous être utile. Je connais bien la région…
- C’est toujours non. Je me débrouille très bien seul.
- Que fuyez-vous ?
- Ce ne sont pas vos affaires. Rien.
- J’ai pourtant ma petite idée sur la question, dit-elle avec un fin sourire.
- Gardez donc votre idée, ça m’est parfaitement égal. Adieu !

Il franchit d’un saut le petit remblai et commença à marcher entre les rails. Il lui semblait que la peur que la jeune fille lui avait faite l’avait purgé de toute autre peur. Il avait l’esprit en éveil, mais ne se sentait pas anxieux.

*

Il lui semblait marcher depuis plusieurs heures sur le talus qui tranchait la forêt d’un trait net. Rien ne changeait autour de lui. Toujours des arbres, le silence total. Le ciel était encore couvert et n’éclairait que ses pas et les pierres les plus claires du talus. Il décida qu’il en avait assez, qu’il pouvait s’accorder maintenant quelques minutes de repos. Il s’assit sur un rail, allongea ses jambes et joua un moment à lancer des graviers devant lui.

Une ombre couvrit soudainement sa main. Il sursauta et leva les yeux. La même jeune fille, toujours les mains dans les poches, le regardait attentivement :
- J’ai bien cru que vous ne vous arrêteriez jamais, dit-elle d’une voix neutre.
- Pourquoi me suivez-vous ? demanda-t-il en se levant, avec plus de curiosité que de colère dans la voix.
Elle répondit par un haussement d’épaules.
- Ecoutez. Faites demi-tour, maintenant. Laissez-moi seul. Je n’ai pas besoin d’escorte.
- On vous a fait beaucoup de mal ?
Il la regarda, consterné, mais ne répondit pas immédiatement.
- Partez maintenant, dit-il. Pour la dernière fois, partez !
- Bon. Comme vous voudrez.
- Maintenant !
- Bon. Permettez-moi simplement un dernier mot : n’allez pas jusqu’à la gare.
- Très bien. Merci du conseil. Partez, maintenant.

Il regarda longuement son dos qui s’éloignait dans l’obscurité grise, déjà, des premiers feux de l’aurore.

Lorsqu’elle eut disparu de sa vue, il se remit en route. Il était à nouveau inquiet. Il se demandait pourquoi elle l’avait suivi, et comment elle s’était débrouillée pour qu’il ne sente pas sa présence. Il se demandait quel crédit accorder à son avertissement. Fallait-il suivre son conseil ? Où était le piège ? Comment avait-elle deviné que c’était justement là son plan : se rendre à la gare, se cacher dans un train, et quitter la région le plus vite possible. La gare qui était son objectif était si éloignée de là où il venait, que personne n’aurait eu l’idée d’aller l’y chercher.

Il se dit qu’elle était sans doute tout à fait folle. Il fallait l’être pour suivre ainsi un inconnu sur une voix ferrée, en pleine nuit. Certainement, il avait eu raison de l’avoir repoussée.

*

Un petit jour moite se levait enfin sur le talus poussiéreux. Il marchait toujours, sans savoir quelle distance il avait parcouru, et quelle distance il lui restait à parcourir.

Au bout d’une longue courbe, le talus s’abaissa peu à peu jusqu’au niveau du sol. Il aperçut au loin une autre petite bâtisse. Elle était semblable à la précédente, mais elle était moins décrépite. Ses murs étaient en béton gris. L’encadrement de l’unique porte et de l’unique fenêtre était en briques rouges. Les tuiles avaient été récemment changées.

Au-dessus de la porte était accroché un grand panneau de bois peint dans un blanc sale. En lettres majuscules noires, il y était écrit : LE-SAUT-DU-CERF.

Il s’allongea sur le banc de bois qui était sous la fenêtre et ne tarda pas à s’y endormir.

*

Il sentit un objet de métal qui frappait doucement son menton. Il ouvrit des yeux surpris, encore endormis.
- Vous êtes bien tous les mêmes, dit une voix douce. Tous, on vous retrouve au même endroit.

Juillet 2012

vendredi 13 juillet 2012

Thomas Hardy


« La meilleure façon de connaître la vallée est de la contempler du sommet des collines qui l’environnent, sauf peut-être durant les sécheresses de l’été, car ses chemins étroits, tortueux et bourbeux sont peu agréables pour le piéton qui, sans guide, en explore les recoins par le mauvais temps. Ce pays fertile et abrité où les champs ne sont jamais roussis et les sources jamais à sec, est limité au sud par une abrupte arête calcaire qui renferme plusieurs éminences. Le voyageur qui vient de la mer, après avoir fait péniblement une trentaine de kilomètres par des coteaux crayeux et des terres à blé, est surpris et charmé, en arrivant soudain au bord de l’un de ces escarpements, de voir à ses pieds s’étaler comme une carte une contrée toute différente de celle qu’il a traversée. Par-derrière, les collines sont découvertes, le soleil flamboie sur les champs assez larges pour donner au paysage l’air d’être à ciel libre, les chemins sont blancs, les haies basses sont formées de branches entrelacées, l’atmosphère est incolore. Dans la vallée, le monde paraît fait sur une échelle plus menue et plus délicate ; les champs sont de simples enclos, si réduits que, de cette hauteur, les haies semblent un réseau de fils vert sombre s’étendant sur le vert plus pâle de l’herbe. En bas, l’atmosphère est pleine de langueur et si colorée d’azur que le second plan participe de cette teinte tandis qu’au-delà, l’horizon est de l’outremer le plus foncé. Les terres labourables sont rares et restreintes. A de légères exceptions près, l’ensemble est une vaste masse luxuriante de verdure et d’arbres, où disparaissent les collines et les vallées de moindre importance qu’elle enveloppe comme d’un manteau. Tel est le val de Blackmoor. »[1]

Lire un roman de Thomas Hardy, c’est emprunter un large chemin de campagne au terre-plein central touffu d’herbes et de fleurs sauvages, coupant à travers les champs bordés de coquelicots, longeant les clôtures de grasses prairies, et se perdant dans de belles forêts où la lumière de l’été filtre à travers les feuillages d’un vert transparent. On marche beaucoup dans les romans de Th. Hardy, il s’agit presque toujours d’une route dès la première page. Dans Les Forestiers c’est « la route des diligences, aujourd’hui abandonnée, reliant presque en ligne droite Bristol à la côte méridionale de l’Angleterre »[2], tandis que dans A la lumière des étoiles c’est la « vielle route de Melchester »[3] sur laquelle est arrêté le « landau étincelant » de Lady Constantine. Dans Tess d’Urberville un « homme d’un certain âge s’en retournait à pied de Shaston au village de Marlott, dans le val voisin de Blackmoor »[4], c’est sur cette route qu’est faite la révélation des origines nobles de la famille de Jack Durbeyfield, ce qui va changer la vie de tous les membres de cette famille paysanne, et jeter Tess dans un destin tragique. Loin de la foule déchaînée commence par la description du fermier Oak se rendant à pied à l’église[5] et Le maire de Casterbridge par « la route qui menait de Weydon Priors, dans le Haut-Wessex, marchaient un jeune homme et une femme, qui portait un enfant sur ses bras. »[6] Avec Th. Hardy, on prend la vie en route, on se met à la suite de ses personnages, et on chemine avec eux pendant plusieurs années.

C’est chaque fois une promenade que l’on connaît, dont on aime les paysages aussi doux que les stéréotypes de la campagne anglaise. On commence avec le sourire aux lèvres, car on sait ce qu’on va y retrouver : un monde douillet et plaisant. Le génie de Th. Hardy est dans cette capacité à nous réserver des surprises dans un univers connu et confortable, qui pourrait presque être ennuyeux. Dans ses histoires, rien ne se passe tout à fait comme on l’attend, Th. Hardy semble toujours devancer nos envies de lecteur. Toute l’intrigue d’A la lumière des étoiles est centrée sur l’amour fou entre Lady Constantine et Swithin St Cleeve. Ils ne peuvent se marier car le fossé entre eux est trop grand, ils sont de milieux sociaux très différents, Lady Constantine, bien qu’abandonnée par son mari, est tout de même déjà mariée, et il y a cette très nette différence d’âge entre eux. Ce mariage impossible auquel on ne cesse de penser pendant la première partie du livre, Th. Hardy le rend possible, mais il se fait en secret. Si bien que le stéréotype du couple s’aimant dans le péché est renversé par le couple légitime s’aimant dans l’abstinence, la séparation et à l’insu de leur entourage.

En décrivant une campagne toute vibrante d’histoires passées et d’instants magiques, Th. Hardy peuple ses romans de ces rêveries auxquelles l’imagination s’abandonne si aisément lorsque l’on marche : « Au retour d’une de ces promenades à la tour se produisit un curieux incident. C’était le soir, et elle redescendait la propriété, se frayant un chemin parmi les remparts du camp, quand soudain, dans une sombre percée entre les troncs des pins, elle vit, ou crut voir, un enfant aux cheveux d’or, vacillant. Il fit un pas ou deux et disparut derrière un arbre. Lady Constantine, craignant qu’il ne fût perdu, s’en fut vite à l’endroit, chercha, appela. Mais elle ne put voir ou entendre l’enfant nulle part. Elle retourna à l’endroit où elle l’avait vu d’abord, regarda dans la même direction, mais rien ne reparut. »[7] On comprend avant elle que Lady Constantine est enceinte. De la même façon, Tess quitte une deuxième fois son foyer « par une de ces matinées de mai embaumées de thym, où naissent les oiseaux »[8], dans Les forestiers, les jeunes pins soupirent quand on les repique[9].

Lire Th. Hardy, c’est retrouver les contes qu’on se faisait enfant. On se promène dans une campagne rassurante et paisible, pleine de vie et de découvertes. C’est aussi retrouver vivante sous sa plume l’atmosphère disparue de la campagne sous le soleil de l’été, les routes et les chemins des longs après-midi aventureux des vacances, et toutes ces sensations si riches pour un petit citadin : l’odeur de la chambre à coucher dans la vieille maison, les restes poussiéreux mais évocateurs de l’écurie abandonnée, les vieilles histoires, les raccourcis pour traverser le village à l’abri des regards, l’aspect immuable des choses. Tout cet immense espace où peuvent s’épanouir librement les rêveries. C’est comme si les émotions à la lecture de Th. Hardy étaient de la même essence que les rêveries enfantines à la campagne.

Lorsque l’on a terminé un roman de Th. Hardy, après qu’on a suivi les vies mouvementées et heurtées de ses personnages, leurs aventures, leurs amours, leurs déceptions, leurs séparations, leurs morts, on referme le livre avec la même sensation paisible qu’à la fin d’une longue promenade. On sent ses poumons largement ouverts, ses sens apaisés par toutes ces sensations, les idées plus larges et le cœur au repos.

Juillet 2012

[1] Th. Hardy, Tess d’Urberville, Le livre de Poche, Paris, 1995, p. 38.
[2] Th. Hardy, Les forestiers, éditions Phébus, Paris, 1996, p. 11.
[3] Th. Hardy, A la lumière des étoiles, Flammarion, Paris, 1987, p. 17.
[4] Th. Hardy, Tess d’Urberville, Le livre de Poche, Paris, 1995, p. 33.
[5] Th. Hardy, Loin de la foule déchaînée, Editions Sillage, Paris, 2011, p. 19.
[6] Th. Hardy, Le maire de Casterbridge, Editions Sillage, Paris, 2008, p. 7.
[7] Th. Hardy, A la lumière des étoiles, Flammarion, Paris, 1987, p. 294.
[8] Th. Hardy, Tess d’Urberville, Le livre de Poche, Paris, 1995, p. 133.
[9] Th. Hardy, Les forestiers, éditions Phébus, Paris, 1996, p. 76.

mercredi 11 juillet 2012

Le canal


Le train glisse à grande vitesse sur les ondulations du bassin sédimentaire. Les vastes champs récemment moissonnés se teintent d’un jaune dur sur la terre noire. Une rivière creuse de mous méandres dans un pré ras ; ses franges sont plantées de menthe sauvage et piquetées de bouses. Puis, c’est une grande forêt ; épaisse, compacte, opulente. Un canal la coupe en deux en une ample courbe. Ses rives sont proprement aménagées : le rebord de pierre est plat, la pente lisse et abrupte. Les pierres taillées sont humides sous les demi-arcs des branches qui s’égouttent. L’eau du canal est d’un vert clair et presque phosphorescent qui semble immobile sous la couverture gris plomb des nuages.

Sur le chemin de halage, un vélo est couché.

Juillet 2012

mardi 29 mai 2012

De Côme à Saint-Moritz

La route qui conduit à Saint-Moritz longe le lac de Côme sur toute sa rive occidentale. Elle ne s’éloigne jamais des eaux calmes qui remplissent la profonde vallée et ne laissent qu’une étroite bande plane entre le rivage et les flancs abrupts et boisés des montagnes. C’est cet espace que se partagent les grandes villas, les jardins flamboyants, les villages et les petits ports. La route doit parfois y forcer son passage et dans ce cas deux autos ne peuvent se croiser. Des scènes méridionales se suivent de kilomètre en kilomètre, des pêcheurs sont immobiles dans leur barque, sur les terrasses on boit un café en attendant son bateau. Les maisons accrochées sur les hauteurs nous regardent cheminer lentement.

Dès que l’on s’écarte de la pointe nord du lac de Côme, on quitte rapidement le sud pour entrer dans le domaine de la montagne. La route qui remonte le val Bregaglia longe le torrent bordé de bois de châtaigniers. Les Romains empruntaient déjà cette route. Peu à peu les reliefs sont plus élevés et les pointes plus aigues. La dernière partie du val prend la forme d’un très haut mur qu’il s’agit de franchir. Les lacets s’enchaînent, deviennent de plus en plus serrés, de plus en plus raides ; assez vite, chaque épingle nous conduit au-dessus du vide. Alors qu’on est presque arrivé, un feu nous arrête dans notre élan. On coupe les gaz. On ne veut pas regarder le précipice, mais on ne peut pas ignorer les autos qui occupent plusieurs niveaux au-dessus de nous. Le feu repasse enfin au vert. On reprend lentement l’ascension jusqu’au col de Maloja (1815m). Là, un restaurant fermé et un parking presque vide nous attendent au pied des éboulis. Ça et là, il y a de grandes plaques de neige compactée. Un vent froid qui vient des sommets souffle fort. On contemple un long moment le val, avec ce plaisir particulier que procurent les hauts cols : la sensation triple d’être au bout du monde, sur le toit du monde et sur une frontière.

On remonte en voiture, et après quelques derniers virages, la vallée de la Haute-Engadine se projette devant nous. C’est une vallée d’altitude, au fond étonnamment plat occupé par des prairies, des lacs, des bois et quelques villages. Elle est encadrée par des montagnes grises, sévères, aux nombreux éboulis qui forment des triangles très nets. Quelques conifères s’accrochent à leur pied. On contourne le lac de Sils avant de s’arrêter. Il fait frais, et le vent puissant pousse rapidement de gros nuages très gris, qui est décidément la couleur dominante dans ce paysage minéral.
Les maisons des villages jumeaux de Sils-Maria et Sils-Baselgia sont blanches, trapues. Leurs fenêtres sont petites et encaissées dans des murailles épaisses. Les toits de pierre sont gris. En cette saison, ce sont deux villages abandonnés, les touristes ont déserté : il n’y a plus de neige pour skier, il ne fait pas encore assez beau pour randonner. La maison de Nietzsche est fermée. Le sentier qui conduit à son rocher est encore impraticable. L’atmosphère qu’Annemarie Schwarzenbach a connu n’est plus, il n’y a plus d’habitants fixes ici.

On continue vers Silvaplana par la route où elle s’est tuée à vélo un jour de 1942.

Mai 2012

jeudi 10 mai 2012

Roman et cinéma


Dans notre civilisation de la télévision et du cinéma, le rapport du public à la fiction et aux récits a fortement évolué depuis les années d’Après-Guerre. Grâce à l’amélioration des techniques du cinéma – à comparer à l’impossibilité d’un quelconque progrès en littérature – et à la découverte d’astuces narratives qui rendent les scénarios efficaces à tout coup, un rythme rapide et normé de narration s’est généralisé et s’est banalisé. L’accoutumance du lecteur au déroulé habituel des récits du cinéma, à ses modes de narration, et même à la technique cinématographique toute entière, tend, je crois, à imposer au roman une technique qui lui est étrangère.

Pour nombre de lecteurs, le critère primordial de jugement d’un roman est devenu la facilité de se faire un film mental à sa lecture. On attend, comme allant de soi, qu’à la lecture d’un roman, les personnages, les costumes, les paysages, les décors soient faciles à imaginer. On veut savoir immédiatement où se déroule l’action et quel personnage parle. Le second critère est que le roman doit être bien ficelé. L’intrigue doit avoir un fil très clair et être facile à suivre. L’auteur doit penser aux enchaînements. Le nombre de pages consacrées à une scène doit être en rapport avec son intérêt dans l’histoire. Les descriptions sont toujours trop longues. Il faut que la lecture soit efficace et rentable. Ce qu’on cherchait autrefois dans les romans d’aventure, en lisant Jules Verne par exemple, on l’exige maintenant dans tous les romans. On a besoin, pour rester concentré et captivé, de rebondissements à intervalles régulier.

Le « lecteur commun » du XXIème siècle, pour reprendre l’expression de Virginia Woolf, attend principalement de la littérature qu’elle soit un divertissement, un repos de l’âme, un mode d’échappée du réel. Ce type de littérature a évidemment autant de légitimité que la littérature d’auteur. Mais pourquoi ne pas faire la distinction entre la littérature de divertissement et la littérature d’auteur, comme on fait la différence entre le cinéma de divertissement et le cinéma d’auteur ? Comme il sera toujours plus facile de se divertir que de réfléchir, cette confusion entre deux types de littérature ne peut que conduire à la disparition progressive de la littérature véritablement artistique.

Les différences entre la technique romanesque et la technique cinématographique sont très importantes. On ne regarde pas un film comme on lit un livre. Parce que les temps du livre et du film sont totalement différents, on ne peut pas les construire de la même façon. Il sera toujours – ou presque – plus long de lire un livre que de regarder un film. Un film possède une durée fixe : on sait quand on commence à le regarder, on sait à l’avance à quelle heure on va le terminer. Un roman, on sait quand on commence à le lire, on ne sait pas quand on va le terminer. On ne les termine pas toujours, d’ailleurs. Un livre peut se feuilleter. Un livre peut se lire dans le désordre. Alors qu’un film va toujours à la même vitesse, un roman peut se lire à plusieurs vitesses, selon qu’on est pressé ou pas, selon le rythme de lecture de chacun. Pour ma part, je préfèrerai toujours lire un livre plutôt que de regarder un film, pour cette raison même que cela dure plus longtemps.

D’après Julien Gracq, « L’image ne suggère pas, n’évoque pas : elle est, avec une forme de présence que le texte écrit n’a jamais, mais une présence exclusive de tout ce qui n’est pas elle »[1]. C’est la raison pour laquelle le spectateur de film est passif, ce que ne peut pas être le lecteur d’un roman. Le film peut être comparé à un produit manufacturé, toujours le même, toujours fini, toujours clos. Les images n’y changeront jamais. A l’inverse, chaque lecteur s’approprie le roman qu’il lit. Parce qu’il a une vie propre, des souvenirs propres, des désirs propres ; sa lecture lui est propre. Il s’en fera sa propre image, qui sera différente de celle d’un autre lecteur. Le travail d’imagination sera toujours plus intense quand on lit un livre, que quand on regarde un film. Et on peut ajouter que chaque relecture du même roman – s’il est un bon roman – peut être une expérience différente. La Recherche du temps perdu est un livre différent selon qu’on le relit à vingt, trente ou soixante ans. En somme, on pourrait dire que dans le roman l’image est multiple, tandis qu’au cinéma elle est unique et exclusive.

Je me demande depuis plusieurs années s’il est vraiment nécessaire, pour qu’un roman soit considéré comme de bonne qualité, qu’il génère un film mental à son lecteur. Quand j’écris, je vois mes personnages, je vois leurs costumes, je connais les maisons dans lesquelles ils vivent et je peux décrire la nature dans laquelle ils se meuvent. Mes personnages n’ont pas pour autant de visages. Mes personnages ne m’accompagnent pas, je ne vis pas avec eux, et d’ailleurs ils ne me parlent pas non plus. Mais ma vision est toujours floue. Mon imagination ne sera jamais aussi riche que la réalité. On rencontre dans le roman de Roberto Bolaño 2666 une foule de personnages que l’auteur ne décrit qu’à peine, ne connaître que leurs noms ne diminue en rien le matériau romanesque. « Dans un roman, il n’y a jamais, jamais d’images capables de se fixer sur la rétine et moins encore qu’ailleurs dans les descriptions »[2].

Pour continuer à citer Gracq, « on se préoccupe toujours trop dans le roman de la cohérence, des transitions. La fonction de l’esprit est entre autres d’enfanter à l’infini des passages plausibles d’une forme à une autre »[3], « L’esprit fabrique du cohérent à perte de vue »[4]. Dans le processus de sécrétion romanesque, on ne peut pas connaître à l’avance, avec précision, comment les blocs de textes vont s’harmoniser, comment le récit va évoluer, ou quelle longueur fera tel ou tel passage. Pour ma part, lorsque j’écris un paragraphe, je ne sais jamais précisément ce qui se passera au paragraphe suivant. Je ne pense pas que la longueur d’un paragraphe doit être fonction de l’importance dans l’intrigue du passage décrit. Je veux pouvoir décrire un jardin portager en cinq pages, et la mort d’un personnage en une ligne. Un roman ne peut pas être un scénario. C’est même justement là que se situe la grande richesse du roman par rapport au cinéma. Le cinéma, malgré tous ses artifices, ne pourra jamais produire quelque chose qui ressemble à cette relation très fine entre la beauté d’une phrase et la beauté de l’image qu’elle crée. Le roman n’a pas besoin d’une structure comme celle du film. Ce ne peut être qu’une béquille pour lui. Au film le châssis, au roman la caisse autoporteuse.

La fluidité est le troisième des critères les plus en vogues pour définir la qualité d’écriture d’un roman – sur ce sujet, la responsabilité du cinéma n’est qu’indirecte. Pour ma part, je n’aime pas la littérature fluide. Je n’aime pas les romans qui me coulent entre les doigts et glissent sur les sensations. J’aime les romans rugueux, les romans qui s’égarent, les romans à cul-de-sac, les romans qui charrient des déchets, les romans-deltas qui s’éparpillent. J’aime quand le roman est difficile, quand il y a des sommets élevés et de sombres vallées. J’aime aussi quand il y a de vastes panoramas. J’aime les livres dans lesquels il est difficile de plonger, les romans où la personnalité de l’auteur est très forte. J’aime quand l’auteur nous tord le bras, quand il nous impose son propre rythme. Je pense à Marcel Proust, bien sûr, mais aussi à Jacques Abeille, à Julien Gracq, à David Grossman. Je veux lire des romans qui ne peuvent avoir été écrits par personne d’autre que leur auteur.

Je n’aime pas cette littérature qui s’est pliée aux attentes des téléspectateurs. Je pense qu’elle est néfaste. Elle noie la bonne littérature sous des monceaux de livres uniformisés par la nécessité de la rentabilité. Elle encourage la paresse face au moindre effort intellectuel. Un roman n’est pas seulement une histoire que l’on raconte. Lisons les romans comme des romans. Regardons les films comme des films. Et cessons de demander aux romans ce qu’on exige des films.  

Avril 2012

[1] Julien Gracq, Lettrines 2, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 299.
[2] Julien Gracq, En lisant en écrivant, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 720.
[3] Julien Gracq, Lettrines, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 157.
[4] Julien Gracq, Lettrines, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 158.

lundi 16 avril 2012

Florence - 3


Le bâtiment de l’église Orsanmichele est celui d’un ancien silo à grain. Trois blocs presque cubiques superposés forment une haute tour en pierres, percée à chaque étage de huit grandes fenêtres à double arcade de marbre blanc. Des niches ont été creusées dans la muraille tout autour de sa base où on a placé des statues de saints. Le rez-de-chaussée, après qu’un portrait de la Vierge ait été miraculeusement épargné par un incendie, a été transformé en une église à deux nefs qui semble à mi-chemin entre une église gothique et une salle de conseil municipal. Les premier et deuxième étages, vides à présent, forment des volumes immenses et lumineux, d’où la vue sur Florence est splendide. On sort du bâtiment par un pont antique qui relie le premier étage à l’immeuble voisin, passe par-dessus une ruelle à dix ou quinze mètres de hauteur, et nous fait descendre jusqu’à la rue par les escaliers de la Société Dante…

Avril 2012

mardi 10 avril 2012

Florence - 1


Couverte de marbre vert et blanc, la cathédrale Santa Maria del Fiore ressemble moins à une église qu’à un coffre à bijoux oriental égaré au milieu d’un carrefour. La vaste place qui l’entoure, libérée des automobiles depuis quelques années, accentue encore cette impression d’un bâtiment sans fondations et sans lien avec le reste du tissu urbain. Flanquée de son campanile – longue défense d’ivoire ouvragé – et de son baptistère – dont le couvercle même est de marbre blanc – elle forme son propre ensemble architectural, hautain et autonome. Devant elle on comprend mieux l’effet que devait produire les monuments romains une fois leurs murs de briques roturières cachés sous les plus belles parures de marbre, et l’on ne peut se retenir d’avoir cette pensée un peu bourgeoise que tout cela est trop luxueux pour être porté tous les jours, que ce ne peut être qu’une église pour les grandes occasions.

Avril 2012



mardi 13 mars 2012

Un grillon dans un verre


Quelques marches conduisent à une plate-forme de chargement carrelée. Nous entrons par une simple porte, celle-là même par laquelle sont entrés autrefois tant de travailleurs. L’ancienne laiterie a gardé sa vielle blouse hygiénique, mais elle est bien usée. La peinture s’écaille. La tuyauterie rouille. De nombreux équipements l’ont déjà quittée et la laissent dépouillée et miséreuse.

Nous montons encore un étage. De grandes cuves en aluminium sont entreposées dans une pièce creusée en son centre. Quatre d’entre elles sont plus hautes que larges et se répartissent symétriquement. Une ouverture ronde permettait d’y verser le lait. Nous nous approchons, nous nous mettons sur la pointe des pieds et nous regardons à l’intérieur ce qui est d’abord tout à fait sombre. Lorsque nos yeux se sont habitués à l’obscurité de cette caverne, nous découvrons alors, assis sur une chaise, un violoncelliste et son instrument. L’archet va et vient, les cordes sont pincées et frottées, elles vibrent. De la cuve s’échappe la musique d’un grillon emprisonné dans un verre. Nous continuons notre chemin. Dans la cuve suivante un jeune homme récite de la poésie – en français. Dans la troisième un vieux monsieur fabrique des sons grâce à une tablette électronique.

Il ne reste alors plus que la grande citerne, qui, celle-ci, est couchée. L’ouverture, près du sol, laisse à peine la place de s’y introduire jusqu’à la taille. Une jeune femme s’y tient accroupie, près de l’orifice. Elle nous chuchote quelques mots à l’oreille et nous confie un projecteur. Nous dirigeons la lumière sur les parois lisses et brillantes de la cuve. Elle étudie d’abord le mouvement que nous donnons au faisceau, puis improvise à mesure une danse qui se heurte à l’espace clos que nous partageons avec elle. Elle danse, pour nous seuls, selon notre rythme et notre fantaisie. Elle lutte contre la rotondité, elle glisse, elle bondit, elle prend son élan et se brise sur le métal. Une abeille prise dans un broc d’orangeade. Elle se relève, elle reprend sa position initiale et se recroqueville sur elle-même. La danse est terminée.

Nous nous extrayons alors, troublés, nous jetons un regard étonné à l’homme-horloge impassible, assis à califourchon au sommet de la citerne, et nous dirigeons vers l’atelier où la suite de l’aventure nous attend.

Installations de Dieter Löchle dans son atelier (Tübingen)
Mars 2012 

mercredi 22 février 2012

La forêt

La toute fin de l’été se signalait déjà par une lumière moins crue, par des contrastes moins vifs entre le vert tendre des fougères et le vert sombre et piqué des feuilles de chêne. Les marronniers étaient maintenant couverts de rouille. Les fleurs étaient moins nombreuses dans les ornières. La nature semblait lentement s’assourdir. Août tirait à sa fin.

Il marchait d’un pas lent. De petites brindilles craquaient sous ses pieds. Il essayait de chasser l’idée que les vacances étaient presque terminées. Mais tout, autour de lui, le ramenait à cela. La forêt avait déjà commencé à changer d’aspect et se donnait une atmosphère nostalgique. Lui-même s’y sentait moins délié, moins serein, plus conscient d’être. Cette promenade, qu’il avait faite presque chaque jour pendant l’été, n’avait plus le même parfum, alors que chaque chose semblait à sa place habituelle.

Il aimait ce bois qu’il traversait, ces vieux chênes aux troncs rugueux et solides, les clochettes blanches qui s’extrayaient du lierre et des feuilles mortes, les arbres couchés depuis longtemps qui achevaient de pourrir, année après année. Il ne s’y sentait pas seul. Il connaissait bien, maintenant, les passées coutumières du grand gibier. Il avait aperçu plusieurs fois une biche et son faon, s’installant le soir dans une clairière éloignée de tout sentier.

C’était en forêt qu’il avait connu sa première expérience de la liberté. La joie de cette découverte avait laissé des marques profondes chez lui. Ce bonheur modeste de marcher seul, à travers bois, ne l’avait jamais quitté. Isolé du monde et dans un espace si vaste, il laissait son imagination s’étendre à sa guise. Il se perdait dans des rêveries infinies. Débarrassé du regard des autres sur lui, il n’avait plus d’efforts à faire pour être lui-même, et n’être que lui-même. Il suivait sa fantaisie, et endossait tour à tour tous les costumes et tous les masques.

Lorsqu’il s’y promenait et se concentrait en lui-même, il entendait les éclats de voix de toutes les générations d’enfants qui avaient joué dans ce bois. Le jeu des douaniers et des contrebandiers. Les cabanes au sol recouvert de mousse, renforcées de pierres plates tachées de terre noire, trois branches en guise de toit. Les batailles entre bandes rivales. Le goûter emballé dans du papier d’aluminium. Le souvenir encore vivace des maquis. Comme lui, ils s’étaient sentis en sécurité dans la forêt, jouant à être des héros. Un paradis terrestre où il aurait été bon de se perdre pour toujours.

Puis tout avait changé. D’autres enfants, guère plus vieux que lui, avaient commencé à lui expliquer que la forêt était dangereuse et qu’il fallait en avoir peur. On lui avait raconté tant d’histoires à faire dresser les cheveux sur la tête. Le petit poucet. Les forêts grises où se cachaient de sinistres créatures. Les troncs derrière lesquels se tenaient les assassins, un couteau sanguinolent à la main. On l’avait prévenu, il s’y passait, la nuit, des choses étranges, des enfants y étaient immolés, des crânes sortaient de terre, des branches vous retenaient prisonniers. Quand on ne s’étendait pas, d’un air entendu, sur les sorcières, les fantômes et les messes noires.

La forêt n’avait alors plus été la même. Il l’avait regardée d’un œil nouveau, suspicieux. Mais d’une façon imprévue, la découverte de la peur et du danger l’avait mené vers d’autres plaisirs. Il s’était mis à arpenter à vélo les forêts alentour avec ses amis, un petit groupe d’adolescents des deux sexes qui aimaient le frisson et le fantastique. Ils étaient partis à la recherche des maisons hantées, des clairières louches, des portes médiévales abandonnées dans la verdure, et de tous les lieux associés à des événements surnaturels. Ces campagnes n’en manquaient pas, des semaines entières n’auraient pas suffi à les explorer tous. Pourquoi certains lieux, que rien ne distinguaient à première vue, avaient-ils la spécificité d’inquiéter, d’être sinistres ? Aucun d’eux n’aurait pu répondre à cette question, mais tous étaient parfaitement conscients de leurs frissons de peur. Ces sensations fortes, affronter en commun des dangers et des découvertes, étaient le ciment de ces amitiés passionnées et absolues.

Cela aussi disparut, avec la fin de l’adolescence.

Ces souvenirs et ces peurs lui étaient presque totalement sortis de la tête. C’était cette forêt du début de l’automne qui l’avait conduit à se remémorer ces époques successives de sa vie. Il était revenu en arrière pour les revivre, comme il aurait aimé revenir en arrière, au début de l’été, quand une infinité de journées d’oisiveté s’étendaient devant lui, vierges de toute obligation.

Il sortit du bois. Il passa devant quelques vaches qui le dévisagèrent, agglutinées flanc contre flanc de l’autre côté de la clôture. Il recommença du début la liste de tout ce qu’il avait à préparer pour la rentrée.

Février 2012