Ses
bottes de chasse aux pieds, chaudement vêtu de son treillis et de sa veste
rembourrée, M. Denis se tenait appuyé sur le manche de sa grande pelle à neige.
Il regardait le camion de poubelles qui s’avançait précautionneusement sur la
chaussée poisseuse. Il salua d’un geste de la main les éboueurs emmitouflés qui
vidèrent sa poubelle dans la benne. Ils répondirent à son salut et passèrent à
la maison suivante. M. Denis tira quelques bouffées de sa pipe dont la fumée se
mêlait à la vapeur de son haleine dans le matin glacial.
Il
lui avait fallu plus d’une heure de labeur pour dégager l’allée, l’entrée du
garage et sa portion de trottoir de toute la neige qui était tombée pendant la
nuit – soit bien quinze centimètres. Il ne voulait pas qu’un passant se cassât
une jambe précisément devant chez lui. Avec sa veine, le pire était toujours à
craindre.
Il
regarda le camion qui s’éloignait lentement, tour à tour suivi et devancé par
les éboueurs en blousons multicolores. Puis quelques autos passèrent, au pas.
Il avait tout le temps de rentrer. Il profitait de ce début de journée ralenti
par le soudain temps d’hiver pour fumer sa pipe, tranquille, sans sa femme pour
interrompre le fil chaotique de ses pensées.
Un
long frisson le traversa de part en part : il se refroidissait. Il alla chercher
la poubelle qu’il rangea dans le garage. Il déposa la pelle à côté. Il
suspendit son manteau à la patère, et retira ses bottes qui ruisselaient sur le
béton. Il chaussa ses pantoufles et entra dans le couloir.
Il
faisait chaud dans la maison. Il y avait cette odeur familière, faite de soupe,
de café resté trop longtemps sur la cafetière et de nappe cirée.
-
Te voilà, toi ! dit sa femme quand il entra dans le salon.
Mme
Denis était une grosse dame aux cheveux bleus frisés. Vêtue d’une robe sans
forme, elle repassait du linge en écoutant une émission qui s’échappait d’un
petit poste de radio posé sur la tablette de la cheminée.
-
Oui, me voilà, répondit M. Denis sans desserrer les dents de sa pipe.
Il
se tenait debout, l’épaule appuyée au chambranle de la porte.
-
Tu savais, toi, que la fin du monde est annoncée pour le 21 décembre
2012 ? demanda-t-elle mi-ironique, mi-sérieuse.
-
Non. C’est quoi, ces conneries ?
-
Je viens d’entendre ça à la radio. Ça vient des Mayas, paraît-il.
-
Et qu’est-ce qu’il est censé se passer le 21 décembre ?
-
Une météorite va s’écraser sur la terre, ils disent.
-
Des conneries, répondit-il, méprisant.
-
Qu’est-ce que t’en sais, toi ? T’es Maya, peut-être ?
M.
Denis leva les yeux au ciel et dit :
-
Tu imagines bien que si une météorite devait s’écraser sur la terre dans deux
jours, on la verrait déjà arriver sur tous les télescopes du monde ! Dans
ce cas, ça se saurait.
-
Monsieur a réponse à tout, répondit-elle un peu piquée par le ton de son mari.
N’empêche qu’il y a des gens qui y croient.
-
Ah ?
-
Oui. Même qu’ils se cachent dans des grottes qui seront, paraît-il, épargnées.
-
N’importe quoi ! Ça me rappelle les hippies des années 1970 !
-
Parce que t’as fréquenté des hippies, toi, peut-être ? C’est bien la
première fois que j’entends parler de ça.
Mme
Denis éclata de rire, tandis que M. Denis sourit au souvenir de cette jeune
femme aux cheveux longs qui voyageait en stop et que son père avait autorisée à
dormir dans la grange. Elle avait été fort reconnaissante avec le fiston de la
maison. La libération sexuelle avait du bon, quand même, pensa-t-il.
-
Eh ! Je te parle ! A quoi tu pensais ?
-
A rien, répondit-il en mâchonnant sa pipe.
-
Tu parles. Je ne te crois pas. Garde tes secrets, je m’en fiche, va.
Mme
Denis plia un torchon et le posa sur la pile de torchons déjà repassés sur la
table à manger. Puis elle commença à en repasser un autre. Comme son mari ne se
décidait pas à partir, elle lui dit :
-
Tu as fini de tout déneiger ?
-
Oui. Tout est dégagé. On ne peut pas en dire autant de la rue. Une vraie
gouillasse.
-
Peut-être que le chasse-neige va passer dans la matinée.
-
Peut-être, oui.
-
Dis, tu as peut-être autre chose à faire qu’à rester planté là à me regarder
repasser ?
Et
comme il restait immobile, le regard dans le vague, elle ajouta :
-
Eh ! Tu m’entends ?!
-
Oui, oui. Je pars, je pars.
M.
Denis fit demi-tour, retourna dans le garage, évitant soigneusement la flaque
d’eau devant la porte, et se dirigea vers son atelier qui était aménagé dans
une grande pièce séparée du reste du garage par un mur de parpaings à nu. Il
commença par faire un peu de rangement sur l’établis, l’esprit ailleurs. Il
n’aurait pas voulu l’admettre devant sa femme, mais il était assez préoccupé
par cette histoire de fin du monde. Il n’y croyait pas positivement, mais tout
de même. Si c’était vrai ? Que ferait-il ? Il y avait là de quoi
remâcher toute la journée.
-
C’est bien un paysan, tiens, marmonnait dans sa barbe Mme Denis. Il part toujours
du principe que tout ce qu’on raconte à la radio ou à la télé, c’est que des
mensonges pour berner les gens comme nous. N’empêche. Si c’est vraiment la fin
du monde, les malins dans l’histoire, ce sont les gens qui vont dans les
grottes. Ils seront sauvés, eux. Il faut être bien sûr de soi pour tout quitter
comme ça, sa maison, son travail, on ne quitte pas ça sans bonnes
raisons.
Elle
n’aurait pas voulu l’admettre devant son mari, mais elle commençait à y croire,
elle, à cette histoire de fin du monde. L’argument qui l’avait réellement fait
vaciller – le spécialiste de l’émission avait insisté là-dessus – était que
c’était déjà arrivé dans le passé : tous les dinosaures avaient
disparu ! C’était concret, ça.
M.
et Mme Denis passèrent une journée inquiète, chacun préoccupé de son côté de ce
qu’il convenait de faire dans cette situation. Comme d’un commun accord, ils se
fuirent toute la journée pour ne pas avoir à dévoiler le fond de leurs pensées.
*
M.
Denis se retourna pour la millième fois dans son lit. Il regarda l’heure :
2h30. Les insomnies le tourmentaient rarement, il se demandait pourquoi il ne
parvenait pas à s’endormir. Il soupira.
-
Robert, tu ne dors pas ? chuchota Mme Denis.
-
Non, souffla-t-il, agacé. Je n’arrive pas à m’endormir.
-
Moi non plus. Je n’arrête pas d’y penser.
-
A quoi ?
-
A la fin du monde, voyons ! A quoi d’autre ?
-
Mais puisque je t’ai dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter !
-
Je te trouve bien sûr de toi.
-
Si c’était vraiment la fin du monde, on le saurait, sois tranquille.
-
Si c’était eux qui avaient raison ? Ceux qui vont dans les grottes ?
Qu’est-ce qu’on en sait, après tout ?
-
La fin du monde n’est pas pour demain, va. Dors donc.
Un silence ouaté s'installa. M.
Denis commençait à sentir l’inconscience s’emparer de son cerveau.
-
Pourquoi nous n’irions pas, nous aussi, dans les grottes ? demanda Mme
Denis à haute voix.
-
Arghhh ! Je commençais à m’endormir !
-
Excuse-moi, mais je te rappelle quand même qu’il s’agit d’une question de vie
ou de mort. Mais si tu t’en fous qu’on meure, dis-le tout de suite !
-
On mourra de toute façon, alors demain ou dans dix ans, c’est pareil. Dors,
maintenant.
Mme
Denis tourna le dos à son mari qui se mit à ronfler.
*
Lorsque
le lendemain matin, M. Denis sortit de la salle de bain, se réjouissant par
avance de prendre un bon petit-déjeuner avant d’aller fumer une pipe dans le
jardin glacé, Mme Denis avait posé une grosse valise sur leur lit et y déposait
des vêtements par piles.
-
Mais qu’est-ce que tu fais, Simone ?
-
Toi, tu fais ce que tu veux, mais moi, j’y vais.
-
Où ça ?
-
Mais dans les grottes !
-
Quoi ?!
-
Tu m’as très bien entendue.
-
Tu es devenue complètement folle ! Puisque je me tue à te répéter que ce
N’EST PAS LA FIN DU MONDE !
-
Tu as ton avis, j’ai le mien. J’ai pris ma décision. Je tiens à la vie, moi. Je
pars.
-
Et tu y vas comment, aux grottes ? demanda-t-il goguenard.
-
Avec l’auto, pardi.
-
Et moi, comment je vais faire ??
-
Puisque tu t’en fous de mourir demain, tu peux bien t’en passer.
-
Mais ça ne va pas dans ta tête !
-
Pense ce que tu veux, mais laisse-moi préparer mes affaires, maintenant.
M.
Denis leva les yeux au ciel et quitta la chambre. Il se dit qu’il n’allait pas
se priver de son petit-déjeuner pour ce genre de bêtises, et que sa femme
reviendrait probablement à la raison quand elle se retrouverait seule dans
l’auto – qu’elle savait à peine démarrer, d’ailleurs.
Il
alluma la radio et prépara le petit-déjeuner pour tous les deux. Alors qu’il
mangeait une tartine, Mme Denis se présenta à la porte de la cuisine, sa valise
à la main et son petit chapeau des enterrements sur la tête. M. Denis se retint
de justesse d’éclater de rire.
-
Prends au moins un café avec moi, lui dit-il gentiment.
Mme
Denis pinça les lèvres, et s’assit à table, toute engoncée dans son manteau.
-
Tu es toujours décidée ?
-
Plus que jamais.
- Tu m’abandonnes alors ? Après
toutes ces années ? Comme ça, du jour au lendemain ?
-
Je ne t’empêche pas de venir avec moi.
Au
mot d’apocalypse, tous deux tendirent l’oreille vers le transistor :
« … la meilleure preuve que
cette prophétie est fausse est qu’en comptant les jours supprimés du calendrier
au Moyen-Age, la fin du monde aurait de toute façon eu lieu la semaine
dernière… »
Janvier 2013