jeudi 24 janvier 2013

La fin du monde


Ses bottes de chasse aux pieds, chaudement vêtu de son treillis et de sa veste rembourrée, M. Denis se tenait appuyé sur le manche de sa grande pelle à neige. Il regardait le camion de poubelles qui s’avançait précautionneusement sur la chaussée poisseuse. Il salua d’un geste de la main les éboueurs emmitouflés qui vidèrent sa poubelle dans la benne. Ils répondirent à son salut et passèrent à la maison suivante. M. Denis tira quelques bouffées de sa pipe dont la fumée se mêlait à la vapeur de son haleine dans le matin glacial.

Il lui avait fallu plus d’une heure de labeur pour dégager l’allée, l’entrée du garage et sa portion de trottoir de toute la neige qui était tombée pendant la nuit – soit bien quinze centimètres. Il ne voulait pas qu’un passant se cassât une jambe précisément devant chez lui. Avec sa veine, le pire était toujours à craindre.

Il regarda le camion qui s’éloignait lentement, tour à tour suivi et devancé par les éboueurs en blousons multicolores. Puis quelques autos passèrent, au pas. Il avait tout le temps de rentrer. Il profitait de ce début de journée ralenti par le soudain temps d’hiver pour fumer sa pipe, tranquille, sans sa femme pour interrompre le fil chaotique de ses pensées.

Un long frisson le traversa de part en part : il se refroidissait. Il alla chercher la poubelle qu’il rangea dans le garage. Il déposa la pelle à côté. Il suspendit son manteau à la patère, et retira ses bottes qui ruisselaient sur le béton. Il chaussa ses pantoufles et entra dans le couloir.

Il faisait chaud dans la maison. Il y avait cette odeur familière, faite de soupe, de café resté trop longtemps sur la cafetière et de nappe cirée.

- Te voilà, toi ! dit sa femme quand il entra dans le salon.

Mme Denis était une grosse dame aux cheveux bleus frisés. Vêtue d’une robe sans forme, elle repassait du linge en écoutant une émission qui s’échappait d’un petit poste de radio posé sur la tablette de la cheminée.

- Oui, me voilà, répondit M. Denis sans desserrer les dents de sa pipe.

Il se tenait debout, l’épaule appuyée au chambranle de la porte.

- Tu savais, toi, que la fin du monde est annoncée pour le 21 décembre 2012 ? demanda-t-elle mi-ironique, mi-sérieuse.

- Non. C’est quoi, ces conneries ?

- Je viens d’entendre ça à la radio. Ça vient des Mayas, paraît-il.

- Et qu’est-ce qu’il est censé se passer le 21 décembre ?

- Une météorite va s’écraser sur la terre, ils disent.

- Des conneries, répondit-il, méprisant.

- Qu’est-ce que t’en sais, toi ? T’es Maya, peut-être ?

M. Denis leva les yeux au ciel et dit :

- Tu imagines bien que si une météorite devait s’écraser sur la terre dans deux jours, on la verrait déjà arriver sur tous les télescopes du monde ! Dans ce cas, ça se saurait.

- Monsieur a réponse à tout, répondit-elle un peu piquée par le ton de son mari. N’empêche qu’il y a des gens qui y croient.

- Ah ?

- Oui. Même qu’ils se cachent dans des grottes qui seront, paraît-il, épargnées.

- N’importe quoi ! Ça me rappelle les hippies des années 1970 !

- Parce que t’as fréquenté des hippies, toi, peut-être ? C’est bien la première fois que j’entends parler de ça.

Mme Denis éclata de rire, tandis que M. Denis sourit au souvenir de cette jeune femme aux cheveux longs qui voyageait en stop et que son père avait autorisée à dormir dans la grange. Elle avait été fort reconnaissante avec le fiston de la maison. La libération sexuelle avait du bon, quand même, pensa-t-il.

- Eh ! Je te parle ! A quoi tu pensais ?

- A rien, répondit-il en mâchonnant sa pipe.

- Tu parles. Je ne te crois pas. Garde tes secrets, je m’en fiche, va.

Mme Denis plia un torchon et le posa sur la pile de torchons déjà repassés sur la table à manger. Puis elle commença à en repasser un autre. Comme son mari ne se décidait pas à partir, elle lui dit :

- Tu as fini de tout déneiger ?

- Oui. Tout est dégagé. On ne peut pas en dire autant de la rue. Une vraie gouillasse.

- Peut-être que le chasse-neige va passer dans la matinée.

- Peut-être, oui.

- Dis, tu as peut-être autre chose à faire qu’à rester planté là à me regarder repasser ?

Et comme il restait immobile, le regard dans le vague, elle ajouta :

- Eh ! Tu m’entends ?!

- Oui, oui. Je pars, je pars.

M. Denis fit demi-tour, retourna dans le garage, évitant soigneusement la flaque d’eau devant la porte, et se dirigea vers son atelier qui était aménagé dans une grande pièce séparée du reste du garage par un mur de parpaings à nu. Il commença par faire un peu de rangement sur l’établis, l’esprit ailleurs. Il n’aurait pas voulu l’admettre devant sa femme, mais il était assez préoccupé par cette histoire de fin du monde. Il n’y croyait pas positivement, mais tout de même. Si c’était vrai ? Que ferait-il ? Il y avait là de quoi remâcher toute la journée.

- C’est bien un paysan, tiens, marmonnait dans sa barbe Mme Denis. Il part toujours du principe que tout ce qu’on raconte à la radio ou à la télé, c’est que des mensonges pour berner les gens comme nous. N’empêche. Si c’est vraiment la fin du monde, les malins dans l’histoire, ce sont les gens qui vont dans les grottes. Ils seront sauvés, eux. Il faut être bien sûr de soi pour tout quitter comme ça, sa maison, son travail, on ne quitte pas ça sans bonnes raisons. 

Elle n’aurait pas voulu l’admettre devant son mari, mais elle commençait à y croire, elle, à cette histoire de fin du monde. L’argument qui l’avait réellement fait vaciller – le spécialiste de l’émission avait insisté là-dessus – était que c’était déjà arrivé dans le passé : tous les dinosaures avaient disparu ! C’était concret, ça.

M. et Mme Denis passèrent une journée inquiète, chacun préoccupé de son côté de ce qu’il convenait de faire dans cette situation. Comme d’un commun accord, ils se fuirent toute la journée pour ne pas avoir à dévoiler le fond de leurs pensées.

*

M. Denis se retourna pour la millième fois dans son lit. Il regarda l’heure : 2h30. Les insomnies le tourmentaient rarement, il se demandait pourquoi il ne parvenait pas à s’endormir. Il soupira.

- Robert, tu ne dors pas ? chuchota Mme Denis.

- Non, souffla-t-il, agacé. Je n’arrive pas à m’endormir.

- Moi non plus. Je n’arrête pas d’y penser.

- A quoi ?

- A la fin du monde, voyons ! A quoi d’autre ?

- Mais puisque je t’ai dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter !

- Je te trouve bien sûr de toi.

- Si c’était vraiment la fin du monde, on le saurait, sois tranquille.

- Si c’était eux qui avaient raison ? Ceux qui vont dans les grottes ? Qu’est-ce qu’on en sait, après tout ?

- La fin du monde n’est pas pour demain, va. Dors donc.

Un silence ouaté s'installa. M. Denis commençait à sentir l’inconscience s’emparer de son cerveau.

- Pourquoi nous n’irions pas, nous aussi, dans les grottes ? demanda Mme Denis à haute voix.

- Arghhh ! Je commençais à m’endormir !

- Excuse-moi, mais je te rappelle quand même qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Mais si tu t’en fous qu’on meure, dis-le tout de suite !

- On mourra de toute façon, alors demain ou dans dix ans, c’est pareil. Dors, maintenant.
Mme Denis tourna le dos à son mari qui se mit à ronfler.

*

Lorsque le lendemain matin, M. Denis sortit de la salle de bain, se réjouissant par avance de prendre un bon petit-déjeuner avant d’aller fumer une pipe dans le jardin glacé, Mme Denis avait posé une grosse valise sur leur lit et y déposait des vêtements par piles.

- Mais qu’est-ce que tu fais, Simone ?

- Toi, tu fais ce que tu veux, mais moi, j’y vais.

- Où ça ?

- Mais dans les grottes !

- Quoi ?!

- Tu m’as très bien entendue.

- Tu es devenue complètement folle ! Puisque je me tue à te répéter que ce N’EST PAS LA FIN DU MONDE !

- Tu as ton avis, j’ai le mien. J’ai pris ma décision. Je tiens à la vie, moi. Je pars.

- Et tu y vas comment, aux grottes ? demanda-t-il goguenard.

- Avec l’auto, pardi.

- Et moi, comment je vais faire ??

- Puisque tu t’en fous de mourir demain, tu peux bien t’en passer.

- Mais ça ne va pas dans ta tête !

- Pense ce que tu veux, mais laisse-moi préparer mes affaires, maintenant.

M. Denis leva les yeux au ciel et quitta la chambre. Il se dit qu’il n’allait pas se priver de son petit-déjeuner pour ce genre de bêtises, et que sa femme reviendrait probablement à la raison quand elle se retrouverait seule dans l’auto – qu’elle savait à peine démarrer, d’ailleurs.

Il alluma la radio et prépara le petit-déjeuner pour tous les deux. Alors qu’il mangeait une tartine, Mme Denis se présenta à la porte de la cuisine, sa valise à la main et son petit chapeau des enterrements sur la tête. M. Denis se retint de justesse d’éclater de rire.

- Prends au moins un café avec moi, lui dit-il gentiment.

Mme Denis pinça les lèvres, et s’assit à table, toute engoncée dans son manteau.

- Tu es toujours décidée ?

- Plus que jamais.

 - Tu m’abandonnes alors ? Après toutes ces années ? Comme ça, du jour au lendemain ?

- Je ne t’empêche pas de venir avec moi.

Au mot d’apocalypse, tous deux tendirent l’oreille vers le transistor :

« … la meilleure preuve que cette prophétie est fausse est qu’en comptant les jours supprimés du calendrier au Moyen-Age, la fin du monde aurait de toute façon eu lieu la semaine dernière… »

Janvier 2013

mercredi 9 janvier 2013

Villes


Milan. Elle est l’une des agglomérations les plus importantes d’Europe, et pourtant elle est méconnue. Sorte de Gotham City italien, aux boulevards immenses et rectilignes, aux vitrines luxueuses et aux gratte-ciel Art Déco qui se propulsent vers les nuages. Les grands halls de ces résidences chics sont carrelés de marbre et brillamment éclairés. Il faut montrer patte blanche au concierge avant de pouvoir pénétrer dans l’ascenseur.

Trieste. Elle ne peut cacher qu’elle est une ville croupion. Ses monuments pompeux et ses énormes bâtiments municipaux, construits à la gloire de l’unité italienne, ne font pas illusion. Ce ne sont que les parements fanés et hors sujet d’une ville décatie qui essaie de nous amadouer. Car, pour la quitter, on emprunte une autoroute sur pilotis qui traverse de part en part la zone industrielle rouillée et fumante et les quartiers bétonnés, et qui serpente ainsi jusqu’au sommet de la pente, là où est creusé le tunnel qui pénètre en Slovénie.

Ljubljana. Voilà une petite ville de province propre et pimpante. Elle est ceinte de hautes montagnes enneigées. Il y a un château fort sur une éminence, et même un funiculaire pour y monter. Et pourtant les touristes ne s’y précipitent pas. Il faut dire qu’il n’y a rien à y faire. C’est là qu’on été enregistrés mes premiers disques de Chostakovitch, dans cette collection bon marché. Incroyable : cette ville existe vraiment. A l’époque c’était la Yougoslavie et le rideau de fer.

Vienne. Grande – disproportionnée, même – et majestueuse. La quintessence de la capitale européenne : les palais, les constructions du XIXème siècle, les boulevards, les trams. Le seul endroit au monde où l’opéra diffuse des ballets sur écran géant le soir du réveillon, alors que la foule s’éparpille partout dans les rues, déjà ivre. Les valses de Vienne prennent soudain une autre couleur. Et puis il y a Barbara, la cathédrale, le Danube et le Prater. Et on en revient une fois encore à S. Zweig.

Janvier 2013