vendredi 28 février 2014

Elisabeth

Elisabeth était assise le dos bien droit sur la banquette de velours rouge. Un gros roman à couverture épaisse était posé sur ses genoux ; elle y appuyait ses mains croisées. Au-dessus de sa tête, dans le filet métallique, son père avait rangé une valise encombrante et un sac de cuir souple. Elle portait l’uniforme qu’elle affectionnait depuis qu’elle était étudiante – elle l’avait vu porté par les femmes professeurs qu’elle admirait et à qui elle aspirait de ressembler : une jupe longue et une veste en tweed, une chemise à col rond et une fine cravate sombre. Avec l’ongle de son pouce droit, elle jouait à faire glisser sur son auriculaire gauche la chevalière en or qu’elle avait reçue en cadeau pour ses vingt ans. Quelques mois seulement avaient passé depuis son anniversaire, pourtant elle se sentait déjà très différente de la petite fille qu’elle était encore l’hiver précédent.

Après avoir quitté les derniers faubourgs, le train prit de la vitesse. Les embranchements le faisaient onduler sur les rails, si bien que le front d’Elisabeth vint plusieurs fois cogner contre la vitre. Quand il entra dans un tunnel, son propre visage lui apparut brusquement. Elle se regarda avec intensité : était-elle belle ? Cette question était difficile pour elle. Il y avait ceux qui la trouvaient belle, et ceux qui la trouvaient laide. Personne ne lui avait jamais dit qu’elle avait un visage quelconque, mais ce n’était guère un réconfort. Elle avait un beau front, pur et blanc comme dans les livres. Elle attachait toujours ses cheveux clairs de telle façon qu’on le vît. Les sourcils étaient clairs, eux aussi, et droits. Ses yeux étaient un peu tristes, la pupille vert pâle, sans caractère. Le nez était la copie conforme de celui de son père, droit et fier. Les lèvres étaient fines comme celles d’un garçon ; elle enviait les lèvres pulpeuses et rouges de ses amies. Le menton était banal, ce qui atténuait l’effet désastreux des mâchoires trop carrées. Elle se demanda ce qu’un étranger lisait sur son visage quand il la voyait pour la première fois. Le train sortit du tunnel, son reflet laissa la place à un vaste alpage piqueté de chalets.

Délaissant ce paysage qu’elle connaissait trop bien, son attitude se relâcha. Elle se laissa tomber sur le dossier moelleux. Elle jeta un regard rapide sur la seule autre personne qui occupait le compartiment avec elle. C’était une vieille dame boulotte, assise sur un fauteuil de la banquette opposée à celle d’Elisabeth, près de la porte vitrée qui donnait sur le couloir. Ses joues étaient duveteuses et tombantes. Ses cheveux faisaient d’amusantes bouclettes sur le haut de son crâne. Elle était si serrée dans son tailleur qu’Elisabeth se demanda si ses boutons n’allaient pas sauter quand elle se lèverait. Ce qui expliquait pourquoi elle semblait si attentive à ne faire aucun mouvement. Elle ne faisait d’ailleurs rien du tout et regardait droit devant elle. Elisabeth, continuant son examen, s’interrogea sur les raisons mystérieuses qui la retenait de sortir son tricot qui dépassait du panier posé à ses pieds. Mais elle n’eut pas le temps de réfléchir plus avant à cette question, son attention fut détournée par le passage d’un contrôleur corpulent, coiffé d’un képi, de l’autre côté de la vitre. Soudain inquiète, elle s’assura de la présence de son billet dans son cartable : il y était. Elle soupira doucement et regarda à nouveau la paysage qui défilait derrière la glace.

Ces cimes blanches et pointues qui se propulsaient vers un ciel clair et transparent, elle les connaissait par cœur. Elle les avait toutes escaladées au moins une fois. Elle pensa avec dépit qu’elle se trouvait encore un peu à la maison. Depuis que son père avait donné son accord à ce qu’elle continuât ses études d’histoire et de littérature à l’Université Fédérale, où les cours étaient incomparablement meilleurs que dans sa petite faculté de province – c’était cela ce qui avait décidé son père – elle attendait avec impatience le moment où elle allait enfin ressentir la rupture nette du lien avec sa famille. Maintenant qu’elle était dans ce train, qu’elle avait dit adieu à son père, à sa mère, à ses frères, elle guettait dans les moindres replis de son âme le moment où elle entendrait le petit craquement qui signalerait qu’elle était enfin libre. Les montagnes familières gâchaient décidément tout. Il fallait encore attendre.

La mine boudeuse, elle ouvrit son roman à la première page, espérant qu’en lisant le temps passerait plus vite. Lorsqu’elle parvint à la fin du premier paragraphe, elle prit conscience qu’elle n’avait rien compris à ce qu’elle avait lu. Les mots s’étaient imprimés sur sa rétine, mais ils étaient absolument vides de sens. Elle relut plus lentement, s’obligeant à se concentrer, sans plus de résultat. Elle referma le livre d’un coup sec en soupirant. Elle n’avait aucune envie de lire alors que tant de pensées assaillaient son cerveau sans relâche depuis que le train avait quitté la gare.

Elle se demandait, à la fois anxieuse et impatiente, à quoi allait ressembler sa nouvelle vie. Est-ce que la grande ville allait lui tendre les bras pour l’accueillir en son sein ? Ou bien allait-elle la bousculer sans ménagement et la réduire à un fétu de paille dans le vent ? Ses études, qui étaient pourtant la raison principale de son départ, passaient au second plan dans son esprit. Elle se faisait mille imaginations sur les personnes passionnantes qu’elle allait rencontrer, les rues qui allaient devenir son nouveau paysage quotidien, toutes ces habitudes qu’il allait lui falloir inventer pour s’installer confortablement dans sa nouvelle vie. Elle avait confiance en elle et craignait moins la solitude que le contact avec des étrangers qui possédaient des codes qu’elle ne maîtrisait pas encore. Elle s’attendait à trouver la liberté exaltante, et soupirait d’aise de ne plus avoir à suivre le cérémonial ennuyeux de la vie familiale et bourgeoise. Elle n’aurait plus à s’adapter à la vie des autres, mais à créer ses propres règles de vie. On allait voir de quoi elle était capable.

Etre à la fois la première de sa famille à réussir le concours d’entrée de la prestigieuse Université et la première femme à prolonger aussi loin ses études la remplissait d’orgueil. Elle avait de grands projets pour elle-même et une soif de savoir inextinguible. Malgré ses résultats brillants et ses vastes lectures, elle savait par avance que sa carrière atteindrait rapidement son point culminant si elle ne partait pas. Avec l’assurance que son père la soutiendrait tant qu’elle réussirait – parce qu’il avait la plus grande admiration pour les facultés de sa fille, sans aucune considération de sexe – elle savait qu’elle possédait toutes les cartes pour devenir ce qu’elle voulait ardemment être : une grande femme – comme on parle des grands hommes. Elle ne voulait pas encore penser – pas maintenant que tout ne faisait que commencer – aux années de labeur qu’il lui faudrait supporter pour se hisser jusqu’à ce firmament de l’intelligence. De cela non plus, elle n’avait pas peur. C’était son domaine réservé depuis toujours, et cela ne dépendait que de sa propre volonté.

Sa voisine se décida enfin à sortir son tricot. Elisabeth retint sa respiration en l’observant du coin de l’œil, mais le tissu et les boutons, quoique tendus à l’extrême, résistèrent. La vieille dame avait le visage rouge quand elle se redressa. Elle se remit rapidement de son effort et plaça savamment les aiguilles entre ses doigts boudinés. Elisabeth observa un long moment le mouvement rapide et régulier qui semblait sécréter de lui-même de la matière. D’abord attendrie par cette activité qui lui évoquait le calme tendre et serein d’une grand-mère, elle décida ensuite que jamais de sa vie elle ne tricoterait. Elle ne se demanda pas d’où pouvait surgir un refus si véhément. Elle n’avait simplement jamais eu de don pour les activités manuelles qu’on imposait aux petites filles de son milieu, cela la rendait vite impatiente, elle en avait pris son parti et ne cherchait pas plus loin.

Le souvenir des après-midi d’enfance, seule avec sa nurse dans la grande salle de jeu silencieuse, lui était pénible. Elle était révoltée par l’interdiction qui lui était faite de courir dehors. Elle était sans cesse sous la surveillance d’une de ces jeunes filles qui s’étaient succédées à la maison, toutes les mêmes, gentilles, strictes, fades. Elle n’avait gardé en mémoire le visage d’aucune. Elle n’en avait aimé aucune en particulier. En revanche, elle se souvenait très bien de ses regards désespérés par la fenêtre, ses frères s’égaillant librement sur la grande pelouse, libres de jouer à tous ces jeux qui lui étaient interdits. Jamais elle n’avait pu se défaire totalement de cette sensation d’emprisonnement injuste, et gardait toujours au fond d’elle une petite rancœur contre ses frères inconscients de leurs privilèges, et qui refusaient toujours qu’elle les accompagnât dans leurs aventures.

Le temps avait passé et ses relations avec ses frères avaient profondément changé. Ils menaient tous les trois leur vie d’homme adulte ; elle ne les enviait plus. En outre, elle n’aimait pas penser à son enfance, la lutte pour s’en arracher avait été trop longue et trop douloureuse. Partir de la maison familiale était une étape de plus sur le chemin de la liberté, une étape décisive, espérait-elle. Elle ne se sentait aucune nostalgie pour la vie qu’elle quittait. Elle avait aimé les deux années universitaires précédentes, mais elle savait qu’elle méritait mieux, que son horizon était encore trop étroit. Et ceux qui ne comprendraient pas ça, tant pis pour eux.

Malgré la distance qui s’allongeait irrémédiablement, le paysage ne changeait guère. Les montagnes étaient à peine moins élevées. La voie de chemin de fer dominait un torrent vigoureux et brillant. Les noms en lettres majuscules des petites gares que le train traversait à toute vitesse lui rappelaient qu’elles pouvaient toutes potentiellement être la destination d’une excursion d’une journée. Elle ouvrit à nouveau son roman, mais c’était pour s’occuper les mains, elle n’essaya même pas de commencer à lire. Elle le laissa ouvert sur ses genoux et tourna la tête vers la vitre. Brusquement elle se sentit accablée par sa solitude et angoissée par ce qui l’attendait. Elle pâlit et sentit un poids sur sa poitrine. Elle avala sa salive et ferma les yeux. Elle essaya de se calmer en contrôlant sa respiration. Elle ouvrit à nouveau les yeux sur sa voisine qui était concentrée sur son ouvrage. Sans en comprendre la raison, elle se sentit mieux de simplement la regarder. Quel étrange pouvoir ont les êtres humains sur les autres êtres humains, se dit-elle. La bouffée d’angoisse avait disparu. Elle n’avait duré qu’un instant.

Elle releva la tête avec orgueil. Toute sa détermination à affronter le monde se réveilla. Elle regarda à nouveau les montagnes avec la conviction que son cerveau était comme une pâte à laquelle elle devait donner une forme afin de le rendre capable d’obtenir ce que sa personnalité estimait être son dû. Tous – élèves, professeurs, camarades et amis – allaient se prosterner d’admiration devant elle, partout on allait l’accueillir comme un miracle tombé du ciel, étonné d’avoir pu vivre si longtemps sans la connaître. Elle laisserait quelque chose d’elle à chacun de ses passages, offrant comme un privilège quelques instants de compagnie ou quelques mots brillants. Elle se gargarisait de tous les sentiments qu’elle allait faire naître. Elle s’aimait tellement et s’estimait tellement chanceuse d’être elle-même, qu’une larme d’émotion mouilla son œil.

« Votre billet, mademoiselle ! » tonna une voix sévère dans son oreille gauche.

Elisabeth sursauta, tourna la tête et leva les yeux vers le contrôleur ventru. Il la regardait en fronçant les sourcils, tendant impatiemment sa main droite vers elle. Elle se baissa vivement et fouilla frénétiquement dans son sac, si bien qu’elle mit un temps qui lui parut infini avant de trouver son billet. Mais elle le trouva, et lui tendit avec un sourire crispé qu’il ne lui rendit pas. Elle tremblait de tous ses membres, paniquée à l’idée de ne pas être en règle et de devoir suivre l’affreux bonhomme dans le petit bureau près des toilettes qui lui avait semblé sinistre lorsqu’elle était passée devant.

Le contrôleur étudia son billet avec soin, lisant chaque ligne attentivement – elle pouvait suivre le mouvement de ses yeux. Puis il lui tendit le morceau de carton beige en jetant un regard perçant sur elle. Elle ne put l’affronter et baissa les yeux.

« Merci, mademoiselle. Je vous souhaite un bon voyage » dit-il sèchement. Puis il sortit du compartiment.

Elisabeth expira profondément. Elle se sentait châtiée de son extraordinaire orgueil.

- Pas commode, n’est-ce pas ? dit la vieille dame, une fois que la porte fut fermée.

Elle souriait à demi et regardait Elisabeth avec tant de tendresse qu’elle faillit bien se mettre à pleurer pour de bon. 

Après un court instant, la vieille dame reprit :

- Il était sans doute en colère que vous n’ayez pas fait attention à lui quand il est entré. Vous étiez sans doute perdue dans vos pensées ?

Elisabeth sourit timidement et hocha la tête.

- Je me doutais bien que vous ne pensiez pas à mal. Une si gentille petiote, je me disais. Elle est simplement préoccupée par ses états d’âme. C’est si sensible, une jeune fille. Moi aussi, j’étais comme vous quand j’avais votre âge.

Elisabeth repoussa le plus loin possible l’idée de ressembler un jour à cette grosse dame aux bajoues roses. Mais encore toute apeurée par cette idée, elle lui répondit :

- J’ai eu tellement peur !

- C’est bien naturel. Tout est fini, maintenant. N’y pensez plus.

Elisabeth lui sourit cette fois franchement et ouvrit son roman afin de se donner une contenance et de couper toute velléité de conversation de la gentille grand-mère. Elle ne pouvait pas gaspiller cet instant peut-être unique dans sa vie en bavardant avec sa voisine de compartiment.

Elle fit semblant de lire pendant quelques minutes. Puis, rassurée par le cliquetis régulier des aiguilles, elle releva la tête et détourna les yeux de son livre. Les montagnes familières avaient laissé la place à des collines peu élevées dont les sommets étaient couverts de bois compacts de pins d’un vert sombre et profond. Leurs pentes, assez raides, vert tendre et fleuries, étaient traversées de multiples sentiers façonnés par le bétail. Elle avait franchi une frontière. Elle avait quitté la montagne dont elle était née pour un paysage moins violent dans ses contrastes – plus civilisé en somme. Elle avait souvent pensé que là où les éléments se faisaient moins sévères, une forme de vie plus élevée était possible. Puis elle pensa aux destins de ces hommes héroïques et aux vertus hors du commun qui avaient affronté la haute montagne ou la haute mer – ce n’était pas un hasard pour elle si on utilisait le même qualificatif – et parvint à la conclusion que son idée était stupide. C’était une nouvelle victoire dans la bataille acharnée qu’elle menait depuis quelques temps contre ses propres préjugés.

Une vache aux longues cornes effilées leva la tête au passage du train.

Elles avaient passé toute l’après-midi à bavarder, à demi étendues sur un grand tapis aux motifs orientaux bleus, rouges et jaunes. Sur le plateau rond en métal brillant, il y avait une théière, deux tasses et leurs soucoupes, deux petites cuillères, un petit pot de lait et une assiette de biscuits. Elles étaient dans la chambre d’Anna, la porte était fermée, elles étaient à l’abri de toute oreille indiscrète. De quoi avaient-elles parlé ? Elisabeth ne se souvenait plus des détails. Sans avaient-elles commencé par la littérature ou la musique. Puis, elle ne savait par quel chemin, elle avaient glissé vers les sentiments et les émotions, dans un bavardage intime sans queue ni tête, le front par moments rouge de dévoiler des secrets jamais dits, jamais même formulés avec des mots. Anna, sa meilleure amie, qu’elle pensait si bien connaître, avec qui elle passait tant de temps, l’avait pour la première fois contredite cette après-midi-là. Elisabeth s’était demandée d’où Anna pouvait tenir ses nouvelles idées, et si sur le moment elle s’était sentie heurtée, le choc avait imperceptiblement fait bouger quelque chose en elle.

Une fois sous la lumière jaune et pâle des réverbères, se faisant lentement un chemin dans la neige épaisse, Elisabeth avait cherché à comprendre ce qui avait changé en Anna, et pourquoi cette chose avait dans le même temps changé quelque chose en elle. Elle avait essayé de reconstituer les paroles qu’elles s’étaient échangées, espérant y découvrir une réponse. En observant attentivement les attitudes et les mots de l’Anna qu’elle avait reconstituée dans son souvenir, elle avait décelé une assurance qui lui avait semblé nouvelle. Elisabeth s’était sentie piquée de ce qu’elle avait identifié comme un retard de sa part. Anna l’avait doublée : elle avait commencé la première à s’affranchir des idées des autres pour se forger ses propres goûts et ses propres points de vue. Elisabeth n’avait eu alors de cesse de passer au crible de son entendement tout ce qui lui passait par la tête, et ainsi purger son intelligence de tout ce qui n’était pas d’elle, donc sans valeur.

Anna allait-elle lui manquer ? Jusqu’à cet instant elle ne s’était pas posée la question. Elles s’étaient engagées à s’écrire souvent, Elisabeth avait promis de tout lui raconter de sa nouvelle vie, Anna de la tenir régulièrement informée de tous les potins dont elle pourrait avoir connaissance. Elisabeth pensa qu’elle allait la retrouver à chacun de ses retours, peut-être même qu’Anna pourrait de temps à autre lui rendre visite. Elle devait admettre que ni l’une ni l’autre n’avaient ressenti de déchirement à l’idée de ne plus pouvoir se voir aussi souvent. Peut-être pensaient-elles déjà à l’opportunité séduisante de pouvoir expérimenter de nouvelles faces de leur personnalité, une fois libérées du regard de celle qui la connaissait depuis l’enfance, et qui pouvait aisément reconnaître les mensonges et les faux-semblants. Ou peut-être que leur amitié n’était qu’une habitude prise avec les années que la séparation aurait tôt fait de dissoudre. Il était trop tôt pour savoir, elle décida de laisser cette question de côté.

Le train s’arrêta dans la gare de Reutlikon. En face d’Elisabeth plusieurs quais courbes se distribuaient parallèlement, entrecoupés de couples de voies ferrées. Aucun abri ne protégeait des intempéries les voyageurs qui attendaient sous une grande horloge. La gare était presque vide. Sur son quai, personne ne se distinguait vraiment du modèle banal du banlieusard qui attend son train. Une jeune mère en manteau sombre, une petite fille sage pendue à chacune de ses mains. Un monsieur terne et chauve qui portait une mallette de cuir noir. Quelques étudiants éparpillés fumaient. Un couple de très vieilles personnes prit du temps pour descendre. Appuyée sur sa canne, la dame attendait anxieusement son mari que l’homme chauve aidait à sortir de nombreuses valises du wagon. Puis tous disparurent de son champ de vision. Les quais furent brutalement déserts, à l’exception d’un employé des chemins de fer qui passa devant elle, son sifflet rebondissant sur les boutons dorés au bout de son cordon. Tous défilèrent ensuite dans le couloir. Un des étudiants vint s’asseoir devant elle.

Un strident coup de sifflet retentit. Le train se remit lentement en mouvement. Elisabeth aperçut l’employé, posté au bout du quai, et qui les regardait quitter la gare. Sa mission était achevée – jusqu’au prochain train. 

Elisabeth reprit sa position initiale. Elle avait toujours son livre sur les genoux. Sa voisine était concentrée sur son tricot – elle avait seulement levé un court instant la tête quand le train s’était arrêté – et ne semblait pas attacher d’importance au fait qu’elles avaient un nouveau voisin, un homme de surcroît. Ou alors elle voulait laisser croire à l’étudiant qu’elle n’avait pas remarqué sa présence. En y réfléchissant, Elisabeth se dit que c’était même l’hypothèse la plus probable. Elle ouvrit son roman au hasard, et se cacha derrière pour observer discrètement le jeune homme.
Vraiment un très beau garçon, se dit-elle. Quel âge pouvait-il avoir ? Presque le même âge qu’elle, probablement. Mais son visage glabre et rond pouvait la tromper. Il avait de jolis cheveux blonds en désordre ; les yeux bleus et les lèvres fines. Il portait un costume taillé dans un tissu épais sur une chemise ocre. Sa cravate était elle aussi marron, comme ses chaussures, de bonne qualité et bien cirées. A l’usure de son cartable en cuir, on pouvait deviner qu’il lui avait été offert bien des années auparavant. Il se baissa pour en retirer un petit livre joliment relié. Il avait de très belles mains, blanches, féminines, aux ongles ronds et soignés. Il semblait ne pas l’avoir remarquée. Elle bougea légèrement pour attirer son attention, mais ce fut peine perdue : il était déjà totalement concentré sur sa lecture.

Elisabeth reporta son attention sur le paysage qui défilait. Le train était maintenant entré dans l’agglomération et roulait moins vite. Elle avait ainsi tout le temps de regarder en détail les petites maisons d’ouvriers, avec leurs jardinets coquets et surchargés, où tout lui semblait trop propre et trop peigné. Le train longea une grande usine en briques rouges percée de grandes baies qui dévoilaient sans pudeur de gigantesques machines-outils en métal noir autour desquelles s’affairaient des employés en blouse grise. Dans les bureaux mal éclairés, on devinait des hommes qui se tenaient debout devant de grandes planches à dessin. Des jeunes femmes tapaient frénétiquement sur des machines à écrire. Le train passa ensuite par-dessus un canal sur lequel glissait, majestueuse et digne, une péniche remplie de gravier. Puis il y eut un grand parc – les marronniers avaient perdu presque toutes leurs feuilles –, d’autres rues, des boulevards à la circulation intense d’automobiles et de camions, d’autres maisons par centaines, d’autres jardinets, d’autres usines. Elisabeth se sentait grisée par l’immensité urbaine.

Plus le train ralentissait, pénétrant dans un écheveau de rails dense et serré, et plus l’heure de l’arrivée prévue approchait, plus Elisabeth sentait l’excitation monter en elle. Elle avait maintenant le nez presque collé contre la vitre, guettant tous les indices qui pourraient lui permettre d’évaluer la distance qui lui restait à parcourir. Elle avait déjà tout oublié, ses compagnons de voyage, les montagnes, la nouvelle vie qui l’attendait, sa famille : elle n’était plus qu’un bloc d’impatience.

- Vous devriez vous préparer à descendre, mademoiselle, lui dit la vieille dame, alors que le train longeait une rue plantée d’élégants immeubles.

- Oh ! mais je suis déjà prête ! s’exclama-t-elle, comme si elle répondait à Anna.

Elle prit brutalement conscience de son impolitesse et se retourna vers sa voisine.

- Je suis déjà prête, reprit-elle, le visage très rouge et tâchant de poser sa voix. Il y a si longtemps que je suis prête.

La vieille dame lui sourit franchement, lui montrant par là que non seulement elle comprenait l’impatience d’Elisabeth, mais qu’elle la partageait en l’honneur de la jeune fille qu’elle avait été, glanant cette parcelle de jeunesse et d’enthousiasme pour elle-même. Elle prit un ton assuré pour demander à l’étudiant :

- Auriez-vous l’obligeance de descendre ma valise ?

Le jeune homme la regarda avec des yeux ronds, comme éberlué que quelqu’un s’adressât à lui. Il mit ensuite si longtemps à répondre que les deux femmes se demandèrent s’il n’était pas étranger.

- Bien sûr, madame, finit-il par répondre timidement.

La vieille dame continua de le fixer en souriant gentiment. Il releva les yeux de son livre. Puis il comprit enfin qu’elle souhaitait qu’il descendît sa valise maintenant. Il se détendit comme un morceau de caoutchouc et attrapa la poignée qu’elle lui indiquait.

Le train, qui roulait maintenant au pas, atteignit le bout du quai de la gare Centrale. Elisabeth se tenait debout dans son compartiment, ses sacs près d’elle sur la banquette. Elle se mordillait les lèvres. Elle tourna légèrement la tête et vit les grands panneaux écrits en lettres majuscules. Puis il y eut le crissement long et désagréable des freins. Le train était maintenant sous la grande verrière. Il y eut soudain un coup de sifflet, et un vacarme assourdissant. Le train s’arrêta. C’était maintenant que tout commençait.