vendredi 27 mars 2015

Le tunnel

Il se pelotonnait dans l’angle que formait la banquette et la paroi, les jambes repliées et les bras croisés. Il savait qu’il était seul dans le vieux wagon qui craquait, le bruit démultiplié dans ses oreilles par l’obscurité totale qui était tombée dès que le train était entré dans le tunnel. Etait-ce une heure plus tôt ? – deux heures ? – la fatigue et la peur lui avaient fait perdre la notion du temps.

Plusieurs fois il lui avait semblé voir au loin une clarté, mais elle s’éteignait subitement quand le train allait l’atteindre. Il pensa qu’il s’agissait d’accès destinés aux techniciens pour y effectuer l’entretien et les réparations de la voie. Il avait plusieurs fois entendu parler de ces puits dont l’issue était soigneusement camouflée à la surface, mais il en avait toujours mis en doute la réalité. Il connaissait la forêt comme sa poche, s’il y avait eu des trappes, ils les auraient forcément déjà vues, se disait-il.

Le train avançait lentement – il roulait même parfois au pas. C’était en tout cas l’impression qu’il en avait : les freins crissaient, puis le bruit se mettait à décroître, les vibrations cessaient. Il pouvait alors presque deviner la roche à nu de l’autre côté de la glace sale, striée de profondes rainures et salie par la suie accumulée par les années.

Il se sentait par moment happé par le sommeil. Mais chaque fois qu’il commençait à s’endormir, il entendait à nouveau les cris des soldats, les aboiements des chiens et les portes des wagons claquer une à une ; puis résonnait plusieurs fois de suite le tour de clé qui le rendait prisonnier de sa cage en bois roulante.

Il se demandait d’une manière lancinante pourquoi il avait été placé seul. Même s’il faisait déjà presque nuit quand il avait été embarqué, et que l’affolement ne lui avait pas permis d’observer avec l’attention qu’il aurait fallu ce qu’il se passait autour de lui, il savait qu’ils étaient au moins une cinquantaine de jeunes comme lui sur le terrain vague, des garçons et des filles habillés de sombre, les cheveux en bataille et apeurés. Il ne pouvait y avoir de wagon pour chacun : de cela, il était au moins certain. Alors pourquoi lui ?

Ceux qui étaient plusieurs dans un wagon, se parlaient-ils ? Ou bien se regardaient-ils en silence, de crainte qu’un espion ou un traître se trouvât parmi eux ? Etait-il donc possible qu’ils eussent même peur les uns des autres ? Quant à lui, il aurait préféré ne pas être seul – cela lui aurait au moins épargné l’angoissante question de se demander pourquoi il était seul. Considérait-on qu’il représentait un danger particulier ? Etait-ce un privilège ou bien une punition spéciale qui l’attendait ? Où était le piège ?

*

Le train continuait d’avancer. Il avait mal à la tête et les membres ankylosés. Cette fois il n’avait plus sommeil. La crainte et la fatigue avaient fait place à une impatience de plus en plus pressante. Il ne supportait plus ce bruit ennuyeux et régulier, il ne supportait plus cette obscurité glaçante, il voulait savoir où on l’emmenait.

Alors il se leva, s’étira. Il s’accouda à la barre de la fenêtre et colla son front contre la glace pour essayer de deviner quelque chose de la paroi du tunnel ; n’importe quel signe humain lui aurait convenu : un gros clou planté dans la roche ou un simple trait de peinture, n’importe quoi qui lui eût permis d’être certain que quelqu’un était déjà passé par ici avant lui, de lui assurer un lien quelconque avec la réalité. Mais il faisait trop sombre : on ne voyait que du noir.

Il se promena alors à tâtons dans le wagon. Huit banquettes de fines lamelles de bois se répartissaient de part et d’autre d’un couloir central. Chaque paire était isolée de l’autre par une cloison de bois, et chaque banquette était surmontée d’un filet métallique. Il les explora tous : ils étaient tous rigoureusement vides. Et vide aussi l’espace sous les banquettes.

Il se trouvait au milieu du couloir lorsque le train freina brutalement. Il perdit l’équilibre, partit en avant et s’écrasa la face contre le sol dans un bruit mat. La poussière dans le nez et la bouche le fit tousser. Il se releva en pensant que c’était sans doute imprudent de sa part de faire autant de bruit. Il secoua sa pèlerine et son pantalon, puis il resta immobile et tendit l’oreille. Le train était à l’arrêt et le silence était total.

Il resta plusieurs minutes entièrement concentré sur son ouïe. Il ne se passa rien, pas un chuchotement, pas un bruit de pas, rien. Epuisé par la tension qu’il s’était imposé, il s’assit sur l’une des banquettes, les pieds dans l’allée. Il chercha à établir la liste de toutes les raisons qui auraient conduit à arrêter ce train en pleine voie. Son imagination chauffée à blanc par ce qu’il avait vécu au cours des dernières heures inventa une machine à aspirer tout l’oxygène du tunnel et qui les asphyxierait tous peu à peu. Puis il se reprit : ce genre de machine ne pouvait pas exister.

Cet arrêt qui durait devenait plus angoissant encore que la marche lente du train. Comme les wagons ne communiquaient pas entre eux, en mouvement il était au moins certain que personne ne pouvait pénétrer à l’intérieur.

Pour tromper l’attente et la peur, il se releva et avança pas à pas dans le couloir en essayant de ne faire grincer aucune planche. Il lui fallut à cette vitesse plusieurs minutes pour atteindre une des portes du wagon. C’étaient toujours plusieurs minutes gagnées sur son impatience.

Il approcha lentement de la portière, pourtant convaincu qu’il ne verrait rien de plus qu’à travers les différentes fenêtres qu’il avait essayées. En effet, là encore on ne voyait que du noir. Mais une planche pourrie ploya sous ses pieds, et son corps partit en avant, son front tapa contre la vitre, par réflexe sa main s’appuya sur la poignée en forme de tête de cygne. La porte s’entrouvrit alors de quelques millimètres dans un craquement qui lui  sembla résonner dans tout le tunnel.

Le sang tapa fort à ses tempes, la tête lui tourna, la salive lui emplit la bouche et il eut des crampes au ventre. Il resta parfaitement immobile et s’obligea à respirer lentement et profondément pour ralentir les battements de son cœur et reprendre ses esprits.

Puis l’évidence lui éclata dans le cerveau : si la porte s’ouvrait, c’était qu’il avait une chance de s’échapper. Il eut tout de même la présence d’esprit de ne pas sortir du wagon immédiatement. Il lui sembla sage d’attendre que le train se remît en route avant d’en sauter. Sa peur était immense, mais c’était une chance qu’il ne pouvait pas laisser passer.

L’attente reprit, pénible et angoissante. Il était tendu dans une immobilité parfaite, impatient comme il ne l’avait jamais été, l’impossibilité de mesurer le passage du temps étirant les minutes à l’infini.

Puis soudainement le supplice prit fin. Il entendit un craquement suivi d’une légère secousse. La machine repartait. Il oublia sa peur, appuya sur la poignée, entrouvrit la porte, se glissa sur le marchepied et la referma. Le train roulait si lentement qu’il lui fut très aisé de sauter sans se faire mal. Il se coucha dans le mince couloir entre la paroi rocheuse et le rail et se couvrit la tête de sa pèlerine. Le train glissa lentement contre lui, puis s’éloigna, son bruit s’amenuisant progressivement.

Il attendit un long moment dans le silence avant de se relever. Il faisait un noir de four à l’exception d’un point rouge au loin qui s’éteignait lentement et finit par disparaître. Il garda un doigt sur la paroi pour se guider et se mit en route dans la même direction que le train.

*

Il marcha ainsi près d’une heure, guettant en permanence le bruit de ses pas sur la caillasse, toujours sur le qui-vive, surtout inquiet d’entendre un train arriver devant ou derrière lui.

Puis il lui sembla que l’obscurité se faisait moins impénétrable. Il eut la révélation qu’il existait des différences de qualité d’obscurité comme il y existait des différences de qualité de lumière.

Quelques pas plus loin, la résonnance de ses pas lui apprit que le boyau s’élargissait peu à peu. Enfin il entra dans une immense grotte légèrement phosphorescente. Il se demanda quelle était la source de cette clarté très faible qui lui rendait visible un plafond haut comme dans une cathédrale. La voie unique se subdivisait en une trentaine de voies, s’élargissant comme un éventail. Il comprit qu’il se trouvait maintenant dans une sorte de gare de triage souterraine.

Dans une lumière pareille à celle des toutes premières lueurs grises de l’aube, il continua à longer la paroi contre laquelle il était plus facile de se cacher qu’en plein milieu des voies.

Après quelques centaines de mètres il trouva une large ouverture. Il y voyait assez clair pour deviner un escalier en colimaçon métallique à quelques mètres dans le renfoncement. Il resta immobile et réfléchit un long moment à ce qu’il convenait de faire. Il décida de tenter sa chance. Il s’engagea dans l’escalier.

Au bout d’une trentaine de marches l’obscurité redevint totale. A chacun de ses pas, toute la structure métallique résonnait, il lui semblait qu’il faisait un bruit à réveiller les morts, mais il continua à monter.

Il grimpa ainsi plus d’une demi-heure. Puis il se cogna la tête contre une porte elle aussi métallique, froide et poisseuse d’humidité. Il dut longtemps frotter ses mains contre elle avant de trouver une poignée en forme de disque. Comme elle lui glissait obstinément des mains, il utilisa son mouchoir pour mieux la serrer, et après quelques minutes de labeur, il réussit à la faire tourner de quelques millimètres. Il reprit espoir et travailla avec patience jusqu’à sentir qu’elle buttait. Il tira ensuite de toutes ses forces et la porte céda d’un coup en grinçant.

Le choc fut si puissant qu’il oublia même de s’assurer que personne ne gardait la porte.

Il fit plusieurs pas dans l’herbe haute et inspira un air vif et chargé d’iode comme il n’en avait pas senti depuis longtemps. La prairie descendait en pente douce jusqu’à des falaises sans doute identiques à celles de la péninsule qui s’avançait sur sa gauche, et dont la base rocheuse était frappée par de belles vagues écumeuses. Le ciel était couvert et bas, et donnait à la mer une couleur gris sombre qui rehaussait le vert tendre de l’herbe et le blanc des falaises crayeuses.

Il lui semblait qu’il n’avait jamais vu un si beau paysage. Il se tourna vers la porte et la referma. Puis il s’allongea dans les hautes herbes pour regarder les épais nuages qui filaient au-dessus de lui.