jeudi 1 octobre 2015

La jeune femme en bleu

Soudain Isaure étouffa chez elle. Il était tard, c’était même déjà l’heure la plus profonde et la plus noire de la nuit. La petite lampe de bureau, seul point de lumière de la pièce encombrée, lui donnait la migraine. Elle éclairait sa solitude d’une manière insoutenable. Il y eut soudain trop de silence, trop de concentration, trop peu d’espace autour d’elle.

Elle remit ses bottines, enfila son manteau d’hiver, enroula son écharpe autour de son cou et dévala les huit étages.

Elle inspira profondément pendant que la porte de l’immeuble claquait dans son dos. Le froid était mordant. On ne voyait pas les étoiles – trop de réverbères dans la ville. Sans réfléchir, elle prit à droite et descendit la rue jusqu’au fleuve. Elle s’accouda un moment au parapet de pierre. Sur l’autre rive, les automobiles roulaient lentement les unes derrière les autres, tous feux allumés.

Etait-ce l’espace dégagé des eaux ? Etait-ce l’idée d’une embouchure, d’une plongée large, lente, dans l’océan, vers l’horizon infini ? Sa poitrine s’était dégagée, elle se sentait déjà mieux, moins empêtrée dans sa vie.

Il faisait froid sur le quai, ses pieds et ses jambes réclamaient du mouvement. Son esprit aussi, ainsi que de cette délicieuse sensation de pilote automatique nocturne, se laisser glisser le long des façades noires, sur les trottoirs déserts, le silence parfois interrompu par un véhicule roulant au pas, dans lequel deux silhouettes aux regards inexpressifs étaient immobiles l’une à côté de l ‘autre.

Elle marcha, marcha, jusqu’à s’oublier, jusqu’à oublier où elle était. Dans cet état de quasi hypnose, elle fut attirée comme un éphémère par l’enseigne violemment lumineuse du Hot Popcorn.

Une femme grasse, perchée sur une chaise haute, engoncée dans son comptoir, fronça les sourcils et lui jeta un regard perçant. Isaure lui donna son obole et obtint en échange un petit ticket de papier bleu qui ressemblait à un vieux ticket de cinéma des années 1940. Puis elle franchit le portique, poussa un rideau de velours très épais et entra.

Elle resta d’abord immobile au centre d’une large rosace de faïence blanche et noire, comme frappée de stupeur. Tout le long du vaste périmètre circulaire autour d’elle, se succédaient des vitrines de taille identique, mais aux fonds lumineux variés. A chaque étage de cette étrange cylindre se répétait cette succession de fenêtres dans lesquelles se découpaient des silhouettes et qui formaient comme un alphabet de la disgrâce. Il semblait à Isaure être entrée à l’intérieur d’un kaléidoscope. Des  escaliers épousant la courbe des balcons donnaient accès à chaque étage, et formaient une immense spirale qui se perdait dans la nuit d’une coupole de verre.

Devant une des vitrines se tenait un vieux couple enlacé, immobile et silencieux. Ils étaient, avec Isaure, les seuls visiteurs des lieux. Isaure s’approcha d’eux et regarda dans la vitrine. Sur un divan rose vif était allongée, nue sous un voile de gaze transparent, une femme si vieille et si maigre qu’Isaure frissonna d’horreur et recula. Elle se dirigea vers une deuxième vitrine où le corps d’une femme sans jambes ni bras était exposé dans toute sa vulnérabilité à plat dos sur une espèce de cheval d’arçon de cuir usé. Isaure recula à nouveau d’effroi, marcha de plus en plus vite le long des vitrines : La femme-pelage… Peau-Morte… Hermaphrodite… La femme-crapeau…

Pour échapper à ce musée des horreurs, elle se rua vers l’escalier, monta à toute vitesse, tourna à perdre haleine, comme aspirée par le sommet de la spirale.

Elle parvint enfin, essoufflée, au dernier balcon circulaire au pied de la coupole. A cet ultime étage, il n’y avait qu’une seule vitrine, une niche transparente dans laquelle se tenait une jeune femme. Elle était assise sur un haut tabouret, les jambes presque totalement tendues et légèrement écartées, les bras le long du corps, dans une robe bleu très court qui moulait parfaitement son buste. Elle avait la tête baissée et ses cheveux cachaient totalement son visage.

Isaure chercha du regard, mais ne trouva pas la pancarte qui l’aurait informée de la disgrâce de la jeune femme en bleu, la seule à ne pas l’avoir terrifiée au premier regard. Elle s’approcha et frappa doucement à la vitre.

La jeune femme en bleu leva lentement la tête, replia ses bras, écarta ses cheveux et les glissa derrière les oreilles. Elle regarda Isaure de ses yeux brillants et translucides comme deux gouttes d’ambre pur. Son visage était pâle, sa lèvre inférieure lui donnant une expression boudeuse. Elle posa ensuite ses mains sur les bords du tabouret et eut un léger frémissement interrogatif au bas du front.

La tête pleine de question – Pourquoi la jeune femme en bleu était-elle là-dedans ? La retenait-on prisonnière ? Pouvait-elle parler ? Lui expliquer ? – et toujours sous le regard attentif de la jeune femme en bleu, Isaure continua à chercher la disgrâce qui l’avait sans doute conduite ici.

Elle regarda les jambes minces, lisses, évoquant la force qui tient, puis les os du bassin qui saillaient sous le tissu épais, le ventre plat, les tout petits seins qui lui firent penser aux couvercles de sucrier de sa dînette de petite fille. La jeune femme en bleu avait la minceur de la flèche qui atteint sa cible et la perce sans hésitation.

Et il y avait cette jolie tête indéchiffrable.

Isaure lui sourit et lui fit signe de la main de la suivre. La jeune femme en bleu hocha la tête, se releva lentement. Il y eut un délicat petit déclic, puis la vitrine s’ouvrit et la jeune femme en bleu marcha vers Isaure, comme un petit fauve amadoué.

Isaure lui tendit la main, la jeune femme en bleu la prit, la serra, l’approcha de ses lèvres. Elles se regardèrent un moment, puis sans relâcher leurs mains, elles dévalèrent la spirale, transformant dans leur vitesse la rosace en hélice. Elles sortirent du Hot Popcorn comme l’air expulsé de l’évent de Moby Dick et ne s’arrêtèrent qu’au fleuve.

Elles s’assirent sur les marches qui descendaient du quai, tout près de l’eau silencieuse.

- Pourquoi ? demanda Isaure en enfouissant la main glacée de la jeune femme en bleu contre son ventre.
- Je suis celle qui ne peut vivre qu’au bord du précipice.
- En quoi est-ce une disgrâce ?
- Les disgrâces n’existent que dans le regard de ceux qui veulent les voir.

Isaure mordilla cette lèvre qui ne voulait cesser de bouder, puis posa son front contre ce cou de faon.

Et la jeune femme en bleu ferma les yeux sur son reflet.


A MR