C’est en écoutant la 8ème
symphonie d’Anton Bruckner, jouée par le London Symphony Orchestra et dirigée
par Simon Rattle, que j’ai eu pour la première fois l’intuition que la
jouissance que j’avais de la musique de Bruckner était de la même nature que
celle que j’avais à lire les romans de Thomas Hardy.
Il paraît impossible de comparer
des symphonies et des romans, qui sont des œuvres d’art de natures bien trop
différentes – et pourtant. J’aime A. Bruckner et Th. Hardy de la même manière. L’un
et l’autre font partie de ma vie intime depuis que j’ai atteint l’âge de me
former mes propres goûts. L’un et l’autre sont, pour moi, comme des paysages familiers
et aimés, des paysages qu’on peut se passer de voir pendant des années, mais
qui restent ancrés en soi, sans qu’ils représentent un poids ou une nostalgie.
Quand j’écoute une symphonie de l’un, ou que je me plonge dans un roman de
l’autre, je sais très exactement ce que je vais y trouver, ce que je vais
ressentir – et cependant ils ne sont pas lassants. Ils composent simplement
chacun une de ces nombreuses couches sédimentaires qui, entassées les unes sur
les autres, composent ma vie intérieure.
Th. Hardy perpétue, en leur
donnant un sérieux et une profondeur d’adulte, mes rêveries d’enfant :
l’univers britannique de Sherlock Holmes, la période victorienne et son
esthétique si spéciale, élégante, mystérieuse et attirante. Quand j’écoute une
symphonie d’A. Bruckner, il me semble reconnaître les mêmes chemins blancs qui
parcourent la campagne, suivant les accidents du terrain, marqué par des
générations immémoriales, baignant dans une superbe lumière d’automne, le
rythme marqué par les clous des chaussures sur les cailloux et le bout en fer
du bâton de marche.
Et si je remonte encore une couche
sédimentaire, il y a Virginia Woolf, la grande passion de mes vingt ans, qui ne
m’a jamais quittée, que je lis et relis, encore et toujours. J’ai ouvert pour la
première fois un livre de Th. Hardy parce que V. Woolf en a été une lectrice
passionnée. Elle a écrit sa notice funèbre, elle l’a lu et relu toute sa vie. La
description de sa visite chez lui en juillet 1926 dans son journal est
extrêmement émouvante. Sans doute a-t-elle, elle aussi, longuement rêvé de
cette vie rustique décrite à longueur de pages par Th. Hardy, de cette campagne et de cette forêt idéales, et de toutes les passions violentes dont
elles étaient l’écrin.
Ils avaient tous les deux le
même rapport à la nature, un rapport plein de modestie, d’amour simple. Selon
moi, leur art est à tous deux un art non intellectuel, un art qui stimule
l’imagination, qui provoque des émotions aussi simples que leur propre rapport
à la nature. Si on veut de la stimulation intellectuelle, il faut aller voir
ailleurs. Ils ne sont ni G. Mahler, ni Th. Mann. Ne leur en déplaise,
pourrait-on même dire. En cela je les considère tous deux comme des artistes
imparfaits, et les aime pour cette raison même. On retrouve dans leurs œuvres
les mêmes faiblesses de composition, les mêmes moments scolaires, les
chromatismes, les longueurs infernales, les mêmes faiblesses
d’homogénéité ; suivis de moments sublimes, exaltants, éblouissants comme aucun autre artiste
dans leur domaine n’en a créés.
Tous deux ont commencé à créer
tard dans leur vie. Tous deux traînent derrière eux des tombereaux d’œuvres
ratées, oubliées, cachées. Tous deux n’ont pas été reconnus de leur vivant pour ce qu’ils considéraient comme
leurs vraies œuvres : c’est comme organiste qu’A. Bruckner était adulé de
son vivant, ses symphonies étaient considérées comme ennuyeuses et sans
intérêt. Quant à Th. Hardy, c’est en tant que feuilletoniste qu’il a acquis une
renommée mondiale, ses Dynastes, interminable tragédie en vers sur les guerres
napoléoniennes – dix neuf actes, cent trente et une scènes – ont été si mal
reçus à leur parution qu’ils n’ont même plus été retraduits depuis les années
1930.
C’est assurément divertissant de
comparer leurs natures conservatrices et frileuses, tous deux ont essayé de
reproduire un même idéal de classicisme, tous deux ont eu les plus grands comme
modèles, et pourtant tous deux n’ont progressés dans leur art qu’avec un labeur
de chaque instant – aucun des deux n’étant doué de naissance. Toutes leurs
œuvres ont été influencées par leur formation première : alors que chez A.
Bruckner l’organiste, les thèmes de se symphonies sont autant de piliers de
cathédrales, chez Th. Hardy l’architecte tous les personnages sont autant de
voix qui se superposent et créent une harmonie. Tous deux ont travaillé et
repris leurs anciennes œuvres jusqu’à un âge avancé. Et néanmoins tous deux ont
innové, ont créé des formes nouvelles, ont ouvert des portes aux artistes qui
les ont suivis (G. Mahler pour A. Bruckner, V. Woolf pour Th. Hardy) et cela
quasiment à leur insu.
Sans doute que tous les
créateurs ont des points communs, A. Bruckner et Th. Hardy ne font pas
exception. Chez les deux hommes, c’est le même foisonnement de sensibilité, une
sensibilité extraordinaire, qui va avec le même besoin extrêmement puissant de
maîtriser ce chaos des sentiments et de l’exaltation par la rigueur, le travail
et la discipline. C’est ce qui explique sans doute en partie la tonalité
laborieuse de certaines de leurs œuvres, quand le résultat n’était pas à la
hauteur de leur sensibilité extrême, leur côté laborieusement démonstratif.
Est-ce aussi qu’on entend dans
leurs œuvres un même rapport à l’amour ? Tous deux se sont enflammés – et
A. Bruckner parfaitement en vain – pour les jeunes filles, tous deux pris dans
une quête stérile de l’éternel féminin. En plus d’une condition sociale assez
proche, tous deux connaissaient aussi la même tension entre leurs parts
citadines et campagnardes, et tous deux sont absolument inséparables des lieux
qui les rattachent : Sankt Florian pour A. Bruckner, le Wessex pour Th.
Hardy. Des points communs concrets, on en trouve aussi entre eux.
Toutefois ce qui me semble la
parenté la plus évidente entre eux est qu’ils possèdent le même mode d’activation
artistique : tandis que chez Bruckner le travail de composition se
rapporte essentiellement à un processus de découverte progressive et
d’accumulation, la plupart des romans de Th. Hardy commencent par la
description d’un personnage qui marche sur une route et que l’on va accompagner
tout au long des méandres de son cruel destin.
Il semble donc finalement
naturel que la jouissance des romans de Th. Hardy et de la musique d’A. Bruckner
soit de la même nature – et ce n’est faire injure ni à l’un ni à l’autre de ces
grands artistes, qui n'ont sans soute jamais entendu parler l'un de l'autre, que de le constater.