lundi 5 mars 2018

Venise


On cherche longtemps à Venise quelque chose qui dépayse vraiment l’œil, quelque chose qu’on n'a pas encore l’impression d’avoir vu mille fois, tant on a accumulé sans le savoir dans sa mémoire des clichés en quantités industrielles de cette ville trop filmée, trop photographiée. La ville, pourtant sublime, est quasiment invisible sous le kitsch des fantasmes à petits sous, des gondoles en plastique, des affreux masques à plumes, des capes et des tricornes. Tout cet attirail à touristes s’est constitué bien avant le tourisme de masse, cela fait maintenant longtemps que cette ville à la fois attire et décline. On se demande bien comment une vie normale peut s’épanouir dans cette ville close sur elle-même, pleine de culs-de-sac, uniquement reliée, comme un malade à sa sonde, à un cordon ferré et autoroutier. Adolescent, j’avais pourtant adoré découvrir, déclinés dans leur équivalent flottant, tous les véhicules urbains familiers : bateau-de-poubelles, bateau-ambulance, bateau-benne, bateau-taxi, bateau-bus. Ce ne sont finalement que des éléments d’un décor qui se meurt. Je pensais prendre plaisir à parcourir cette ville sans automobiles, mais cela finit par être lassant d’être toujours ramenés aux mêmes ruelles encombrées par les touristes et bordées des mêmes boutiques d’articles de souvenirs. Comme m’ont manqué les boulevards qui poussent hardiment à découvrir la ville sur des kilomètres et des kilomètres, et qui portent en eux la possibilité d’un ailleurs.  Quelle sensation d’emprisonnement dans toute cette horizontalité ! Comment s’enraciner ici, où il n’y pas d’Histoire ancienne – seulement un baroque frelaté que je déteste –, pas de vraie vie, pas d’arbres, pas de jardins ? Un lieu toutefois a parfaitement tenu ses promesses : le Lido et son boulevard de la plage totalement vide, son Grand Hôtel des Bains à l’abandon, le vent polaire dans les pins parasol, le ciel gris qui se confond avec le vert pâle et sale de la mer, le sable durci par le froid, les installations balnéaires rouillées. Alors bien sûr, il y a l’extraordinaire Grand Canal, les mosaïques éblouissantes de la basilique Saint-Marc, les palais, les pontons, toute cette nostalgie et tous ces grands personnages. J’ai aimé voir tout cela en vrai. Mais ai-je envie de les revoir ? Ce que je suis certain, en revanche, de vouloir revoir, c’est le soleil se coucher sur Florence, les cerisiers en fleur des collines de Bologne – et Rome se préparer au soir depuis la promenade du Janicule.

Mars 2018