mercredi 22 février 2012

La forêt

La toute fin de l’été se signalait déjà par une lumière moins crue, par des contrastes moins vifs entre le vert tendre des fougères et le vert sombre et piqué des feuilles de chêne. Les marronniers étaient maintenant couverts de rouille. Les fleurs étaient moins nombreuses dans les ornières. La nature semblait lentement s’assourdir. Août tirait à sa fin.

Il marchait d’un pas lent. De petites brindilles craquaient sous ses pieds. Il essayait de chasser l’idée que les vacances étaient presque terminées. Mais tout, autour de lui, le ramenait à cela. La forêt avait déjà commencé à changer d’aspect et se donnait une atmosphère nostalgique. Lui-même s’y sentait moins délié, moins serein, plus conscient d’être. Cette promenade, qu’il avait faite presque chaque jour pendant l’été, n’avait plus le même parfum, alors que chaque chose semblait à sa place habituelle.

Il aimait ce bois qu’il traversait, ces vieux chênes aux troncs rugueux et solides, les clochettes blanches qui s’extrayaient du lierre et des feuilles mortes, les arbres couchés depuis longtemps qui achevaient de pourrir, année après année. Il ne s’y sentait pas seul. Il connaissait bien, maintenant, les passées coutumières du grand gibier. Il avait aperçu plusieurs fois une biche et son faon, s’installant le soir dans une clairière éloignée de tout sentier.

C’était en forêt qu’il avait connu sa première expérience de la liberté. La joie de cette découverte avait laissé des marques profondes chez lui. Ce bonheur modeste de marcher seul, à travers bois, ne l’avait jamais quitté. Isolé du monde et dans un espace si vaste, il laissait son imagination s’étendre à sa guise. Il se perdait dans des rêveries infinies. Débarrassé du regard des autres sur lui, il n’avait plus d’efforts à faire pour être lui-même, et n’être que lui-même. Il suivait sa fantaisie, et endossait tour à tour tous les costumes et tous les masques.

Lorsqu’il s’y promenait et se concentrait en lui-même, il entendait les éclats de voix de toutes les générations d’enfants qui avaient joué dans ce bois. Le jeu des douaniers et des contrebandiers. Les cabanes au sol recouvert de mousse, renforcées de pierres plates tachées de terre noire, trois branches en guise de toit. Les batailles entre bandes rivales. Le goûter emballé dans du papier d’aluminium. Le souvenir encore vivace des maquis. Comme lui, ils s’étaient sentis en sécurité dans la forêt, jouant à être des héros. Un paradis terrestre où il aurait été bon de se perdre pour toujours.

Puis tout avait changé. D’autres enfants, guère plus vieux que lui, avaient commencé à lui expliquer que la forêt était dangereuse et qu’il fallait en avoir peur. On lui avait raconté tant d’histoires à faire dresser les cheveux sur la tête. Le petit poucet. Les forêts grises où se cachaient de sinistres créatures. Les troncs derrière lesquels se tenaient les assassins, un couteau sanguinolent à la main. On l’avait prévenu, il s’y passait, la nuit, des choses étranges, des enfants y étaient immolés, des crânes sortaient de terre, des branches vous retenaient prisonniers. Quand on ne s’étendait pas, d’un air entendu, sur les sorcières, les fantômes et les messes noires.

La forêt n’avait alors plus été la même. Il l’avait regardée d’un œil nouveau, suspicieux. Mais d’une façon imprévue, la découverte de la peur et du danger l’avait mené vers d’autres plaisirs. Il s’était mis à arpenter à vélo les forêts alentour avec ses amis, un petit groupe d’adolescents des deux sexes qui aimaient le frisson et le fantastique. Ils étaient partis à la recherche des maisons hantées, des clairières louches, des portes médiévales abandonnées dans la verdure, et de tous les lieux associés à des événements surnaturels. Ces campagnes n’en manquaient pas, des semaines entières n’auraient pas suffi à les explorer tous. Pourquoi certains lieux, que rien ne distinguaient à première vue, avaient-ils la spécificité d’inquiéter, d’être sinistres ? Aucun d’eux n’aurait pu répondre à cette question, mais tous étaient parfaitement conscients de leurs frissons de peur. Ces sensations fortes, affronter en commun des dangers et des découvertes, étaient le ciment de ces amitiés passionnées et absolues.

Cela aussi disparut, avec la fin de l’adolescence.

Ces souvenirs et ces peurs lui étaient presque totalement sortis de la tête. C’était cette forêt du début de l’automne qui l’avait conduit à se remémorer ces époques successives de sa vie. Il était revenu en arrière pour les revivre, comme il aurait aimé revenir en arrière, au début de l’été, quand une infinité de journées d’oisiveté s’étendaient devant lui, vierges de toute obligation.

Il sortit du bois. Il passa devant quelques vaches qui le dévisagèrent, agglutinées flanc contre flanc de l’autre côté de la clôture. Il recommença du début la liste de tout ce qu’il avait à préparer pour la rentrée.

Février 2012