lundi 17 janvier 2022

Le cellier

Le garçon dormait profondément lorsqu’une première explosion l’avait réveillé en sursaut. La détonation avait été si puissante qu’il s’était dit que cette fois la bombe était tombée sur son immeuble. Puis il avait constaté que le plafond au-dessus de sa tête était intact. Alors c’est la maison voisine qui a été pulvérisée, avait-il pensé. Il s’était levé, avait pris son sac et avait descendu prudemment les escaliers.

Il y avait déjà plusieurs semaines qu’il dormait tout habillé, incapable de quitter sa chambre, malgré les murs éventrés et les portes arrachées de leurs gonds. L’immeuble où il vivait avec sa famille avait été touché dès la première nuit des bombardements. Cette nuit-là il avait mis un peu de temps à réaliser ce qui était en train de se passer. Ses parents étaient descendus à la cave mettre sa petite sœur en sûreté. Quand il était enfin arrivé au rez-de-chaussée la porte de la cave était restée bloquée par des gravats. Malgré les exhortations des voisins il n’avait pas voulu quitter les lieux et avait passé la nuit recroquevillé dans la poussière, sursautant à chaque explosion, pétrifié d’inquiétude.

Le lendemain, aidé de plusieurs habitants de l’immeuble, ils avaient dégagé la porte et pu entrer dans la cave : ils n’y trouvèrent que des cadavres. Tous ceux qui y avaient trouvé refuge y étaient morts étouffés dans la poussière et les poutres éclatées, tout le rez-de-chaussée s’était effondré sur eux. 

Il avait refusé l’hospitalité que plusieurs personnes qui connaissaient sa famille lui proposèrent. Il était remonté dans l’appartement du 2ème étage et était resté prostré plusieurs jours dans ce qui restait de sa chambre. La faim avait fini par le faire bouger. Il avait fouillé dans les placards, s’était nourri de pain rassis et de fromage. 

 *

Parfois il restait immobile dans sa chambre, incapable de penser à sa situation rationnellement, parfois il marchait dans l’appartement, butant contre les morceaux de moellons, marchant sur le verre pilé dont le bruit lui faisait mal aux dents. Il regardait dehors les immeubles en ruines, les gens fouillant dans les décombres de leurs appartements soufflés, d’autres transportant leurs maigres effets dans de vieilles brouettes rouillées.

Finalement il céda et accepta sa situation. Il fit le tri de ses affaires, il apprit où il pouvait se ravitailler et trouver de l’eau, il mit de côté ce qui avait encore un peu de valeur et pouvait être échangé. Il commença aussi ses excursions à l’extérieur de la ville pour trouver un refuge au cas où l’immeuble deviendrait irrémédiablement inhabitable.

C’est lors d’une de ces promenades qu’il trouva par hasard un ancien cellier dont il comprit immédiatement qu’il était exactement ce qu’il avait cherché. Il avait marché longtemps au hasard dans une forêt encore jeune, aux taillis touffus et avec peu d’espace pour se glisser entre les troncs lisses et flexibles. Il avait fini par trouver la sortie du bois et découvrir une grande prairie qui descendait en pente douce jusqu’au vallon. 

Un promontoire légèrement concave attira son attention. L’herbe y était rase et couvrait une sorte de voûte qui était l’entrée d’un cellier enterré. L’entrée était en partie cachée par des orties, et la pente pleine de cailloux qui roulèrent sous ses pieds quand il s’y laissa glisser. 

Quand sa vue se fut habituée à l’obscurité il constata que l’ancien cellier était totalement abandonné. Il n’y avait aucune trace d’occupation, même lointaine. Le sol en terre battue était en grande partie couvert de feuilles mortes. Les pierres de la voûte étaient bien sèches. Il savait qu’ici il ne risquait pas d’être découvert et qu’il pourrait s’y tenir caché un long moment. Il revint plusieurs fois pour se familiariser avec l’itinéraire et y déposer de la nourriture et de l’eau pour le jour où il aurait besoin d’y trouver refuge.

Au début d’une nuit de bombardements très intenses, il avait compris que si cette fois-ci l’immeuble n’était pas touché, la prochaine serait sans doute la bonne. C’était le moment de trouver refuge dans le cellier abandonné. 

De nombreux immeubles brûlaient, dans la rue des familles entières erraient, hagardes, des bébés hurlaient. Les images de dévastation lui parvenaient par des flashs de lumières des bombes, autour de lui ce n’était que souffrance et dévastation. Il se faufila entre les passants, serrant sa sacoche contre lui, priant pour ne pas être touché par une chute de pierre ou l’éclat d’un obus. Le temps lui sembla long jusqu’à atteindre les limites de la ville et il se perdit dans la forêt. Il trouva finalement sa lisière, courut jusqu’à la plate-forme et se laissa glisser dans la terre et les graviers jusqu’au fond du cellier.

D’épuisement et de peur, il tremblait de tous ses membres, le dos contre la pierre froide, ses genoux sous le menton. La grotte était parfois violemment éclairée par les explosions. Le garçon fixait l’entrée du cellier en espérant qu’aucune bombe perdue ne tomberait si loin de la ville. 

Une explosion plus forte que les précédentes fit légèrement trembler la terre. Sans doute la défense aérienne avait-elle finalement touché un de leurs appareils. Il n’en ressentit ni joie ni peine particulière. Le monde entier lui était hostile, et pas seulement ces vaisseaux étrangers qui bombardaient leur ville depuis plusieurs semaines. Sa personnalité s’était comme dissoute dans le malheur et le vacarme. Il ne ressentait plus rien, ni sa sueur qui glaçait son dos, ni les pierres qui lui meurtrissaient les omoplates, ni la froideur de la pierre qui lui faisait un tombeau contre son dos.

Les explosions finirent tout de même par s’espacer. Le ronronnement des vaisseaux lui resta longtemps dans les oreilles après qu’ils eurent quitté le ciel. Même après que tout le bruit se fut éteint, il resta prostré dans la même position, comme un lapin dans son terrier. Il ne ressentait même pas le soulagement d’être encore en vie. 

 *

La nuit était encore très profonde quand il entendit des halètements près de l’entrée du cellier. Il pensa d’abord à un renard ou à un petit chien, mais les gémissements de douleur et les soupirs ne laissèrent aucun doute sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un animal. Le garçon se recroquevilla encore plus contre le mur du cellier.

Il y eut ensuite le bruit d’un corps qui roule dans le gravier et se reçoit dans un hurlement de douleur sur le sol en terre battue. L’homme qui était tombé s’immobilisa et le silence revint.

Le garçon, terrorisé, passa la nuit à se demander si l’homme était mort ou s’il avait seulement perdu connaissance. Les bombes finirent par cesser de tomber. Le silence revint. Il décela le souffle rauque de l’homme étendu près de lui : il était donc vivant. Sa terreur en fut décuplée, il était pris au piège précisément là où il croyait avoir trouvé refuge.

Au petit jour il put enfin distinguer les traits de l’intrus. Bien que tremblant à l’idée qu’il reprît conscience et le vît, il observa la grosse masse étendue au pied de l’entrée du cellier.

L’homme portait une combinaison de pilote gris fer tachée à de nombreux endroits, marquant les plaies de taches plus sombres que les taches de sueur. Il portait encore ses bottines, une large ceinture de cuir et son arme. La peau de son visage et de ses mains, quoique souillées de poussière, étaient noire comme le charbon et presque totalement glabre. Le crâne sans un cheveu lui sembla particulièrement vulnérable.

C’est donc à ça que ressemblent ceux qui nous tuent depuis des mois, se dit le garçon, fasciné de pouvoir enfin mettre une forme sensible sur cet ennemi mystérieux, dont il n’avait jamais vu que la carapace volante et mitraillante. 

Il ne ressentait pas de haine, seulement une peur profonde teintée de curiosité. Il n’aurait pas eu l’idée de prendre le pistolet à sa ceinture pendant qu’il était encore inconscient et de le tuer.

Il était encore plongé dans son observation quand le pilote bougea et ouvrit les yeux. Leurs regards se croisèrent brièvement. L’immense surprise de se découvrir l’un l’autre était réciproque. Le garçon ne lut aucune hostilité dans ce regard, seulement de la douleur et de la détresse. 

Le pilote se traîna sur le sol en geignant, et quand il eut le dos contre la paroi, il soupira de soulagement. Il chercha le garçon des yeux pour mieux l’observer, mais le garçon restait recroquevillé et fuyait ce regard inintelligible. La curiosité domina finalement et lorsqu’il releva la tête, il vit que le pilote lui faisait signe qu’il avait soif.

Le garçon resta un long moment indécis, puis sortit sa gourde de son sac et la lui tendit. Le pilote était trop faible encore pour boire ou même simplement attraper la gourde. Alors le garçon se leva, déboucha la gourde et s’agenouilla près du pilote. Il versa doucement l’eau entre ses lèvres entrouvertes, lui laissant le temps de déglutir entre chaque gorgée. Le pilote avait très soif, ce moment dura tout le temps qu’il fallut au garçon pour appréhender le corps du pilote. 

Jamais il n’avait vu un corps pareil. Il était véritablement immense et massif, ses mains écorchées étaient les plus grandes mains qu’il n’avait jamais vues, la peau de son visage était parfaitement lisse, sans aucun défaut, il avait de longs cils noirs. La mâchoire était forte et le nez aussi. 

Le garçon était perturbé par cette situation où il était le plus faible et pourtant en position de force. Le pilote le remercia d’un signe de tête et referma les yeux. Le garçon se dressa, l’observa encore un petit moment puis repris sa place de l’autre côté du cellier.

 *

Il faisait maintenant grand jour. Le pilote avait le visage et le haut du corps en pleine lumière. Ses yeux étaient fermés et sa respiration régulière. Le garçon ne pouvait pas ne pas le regarder. 

Depuis l’arrivée du pilote, son refuge n’était plus son refuge. C’était devenu le refuge du pilote, qui portait lui-même la responsabilité de trouver un refuge. En regardant le pilote, l’esprit du garçon rebondissait sur ces trois pointes successivement, incapable de casser cette chaîne en rompant au moins un de ses éléments.

Il se demandait s’il était possible que ce fût lui qui avait lâché la bombe qui avait détruit son immeuble et tué sa famille. Il avait beau le scruter, il ne trouvait pas la réponse à cette question. Il ne parvenait pas à faire le lien entre le déluge de feu et de métal et l’être qui était devant lui. Une seule chose était vraiment certaine : la supériorité physique écrasante du pilote. Il ne savait rien du moment où cette force physique allait se déchaîner, et comme pour toute proie, il n’avait qu’une échappatoire : la fuite.

Il y avait une part de fascination dans le regard aimanté qu’il portait sur le pilote, la fascination de la proie pour son chasseur. On sait que la mort viendra de ce corps, et on le regarde comme si on voulait se l’approprier, s’approprier sa force, se réapproprier son propre moi après le carnage.

Le cou du pilote dépassait largement du col ouvert de la combinaison. Les petites mains du garçon n’auraient pas pu en faire le tour. La pomme d’Adam et une grosse veine laissaient imaginer qu’il était un être vivant malgré tout, qu’il avait des fonctions vitales à protéger. Il avait la sensation, devant son corps si grand, qu’on a quand on a trouvé le cadavre d’un cheval : il semble au sol encore plus hors de proportion que sur ses pattes. Il avait des jambes comme des troncs d’arbre, des pieds grotesques, des mains comme des battoires. Il savait d’instinct qu’il aurait pu lui rompre le cou comme à un simple lapin.

Ses blessures ne semblaient pas avoir vraiment atteint sa force. Il avait survécu au crash de son appareil. Avait-il eu le temps de s’éjecter ? La différence entre leurs deux situations s’était malgré tout réduite. Il avait été abattu.

Le pilote pivota sa tête. Le garçon sursauta, mais il ne s’éveilla pas. Ses yeux étaient fermés et sa respiration régulière.

 *

L’après-midi était déjà bien entamée lorsque le pilote se réveilla. Le garçon le regardait fixement lorsqu’il ouvrit enfin les yeux. Il sembla mettre un peu de temps pour se rappeler la situation. Il ne marqua aucune surprise à constater que le garçon était toujours en sa compagnie. Il se racla la gorge et toussa.

Le garçon surmonta sa peur et s’approcha à nouveau de lui pour l’aider à boire. Le pilote exprima sa reconnaissance en clignant des yeux.

En ayant l’intuition que le pilote avait faim, il réalisa qu’il avait lui-même très faim. Il alla chercher les gâteaux secs qu’il savait trouver dans sa sacoche. Il en mangea un pour lui-même, puis reprit sa position agenouillée près du pilote. Il approcha un gâteau de la bouche du pilote qu’il croqua de ses dents très blanches. Il se mit quelques miettes sur le menton que par réflexe le garçon fit tomber. En touchant sa peau il eut un geste de répulsion, comme quand on découvre un insecte sur son bras. Le pilote ne sembla rien remarquer et continua à mastiquer en silence. Il réclama un deuxième gâteau que le garçon l’aida à manger de la même manière.

Le visage glabre à l’exception des cils et des sourcils, semblait extrêmement bizarre au garçon. Ses lèvres étaient encore plus sombres que la peau de son visage, si c’était possible. Il frissonnait un peu quand ses yeux se fixaient sur son visage au-dessus du sien. Il ne savait comment interpréter cette absence d’expression. Il avait l’impression de donner la becquée à un fauve, comme si le moindre geste pouvait déclencher une attaque foudroyante. 

Le pilote fit un oreiller de ses bras et, après un dernier signe de reconnaissance, se rendormit. Le garçon se dit que c’était le moment d’aller aux nouvelles et de compléter le ravitaillement.

 *

La ville n’était plus qu’un tas de cendres fumantes. Le garçon se fraya difficilement un chemin parmi les éboulis et les cadavres qui n’avaient pas encore été ramassés de la nuit précédente. Il retrouva son immeuble éventré mais encore debout. Il fourra dans un grand sac tout ce qu’il trouva de comestible dans les décombres et quitta les lieux après avoir jeté un dernier regard à l’appartement familial.

Quand il revint au cellier il trouva le pilote assis en tailleur devant l’entrée du cellier. Il avait retiré sa combinaison et portait une sorte de de caleçon long et un maillot de corps qui moulait son torse et ses bras. Il accueillit le garçon d’un sourire timide.

Le pilote se releva et lui montra la gourde pour lui faire comprendre qu’elle était vide. Le garçon eut un moment de crainte en le voyant debout, le corps du pilote était encore plus gigantesque et intimidant debout. 

Le garçon lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent un moment dans un fourré assez dense avant d’atteindre une clairière au milieu de laquelle coulait un ruisseau. Le pilote s’agenouilla pour boire directement à la rivière, utilisant ses grandes mains comme une coupe, pendant que le garçon remplissait méthodiquement leurs gourdes.

Le pilote se releva et fit quelques pas le long du courant avant de trouver un trou suffisamment profond pour s’y baigner. Il se déshabilla et le garçon s’assit dans l’herbe en lui tournant le dos. Au bout d’un moment de silence, il se tourna pour voir si le pilote avait terminé de se laver. Il eut le temps de le voir sortir de l’eau, la peau glabre des pieds à la tête, et brillante dans les rayons de soleil. La comparaison avec un fauve lui sembla plus pertinente que jamais. Le pilote se rhabilla et ils retournèrent au cellier.

 *

Le garçon s’assit devant l’entrée du cellier, déballa le maigre ravitaillement qu’il avait pu glaner. Il ouvrit une première boîte de conserve qui dégagea une odeur un peu fade, mais comestible. Le pilote sortit du cellier et s’assit à côté de lui. Le garçon lui tendit la boîte avec une fourchette plantée dans la nourriture indéterminée et ouvrit une autre boîte pour lui-même. 

Il se demanda une fois encore s’il avait raison ou bien tort d’agir comme il le faisait. Le pilote était assez fort pour s’occuper de sa survie lui-même, et même qu’il mourût, cela l’indifférait totalement. Il était maintenant immunisé contre le monde extérieur. Il n’avait même plus d’avis sur la présence et ou l’absence du pilote. Le hasard seul les avait rassemblés. Le pilote n’était pas menaçant mais était sans aucun doute dangereux. En partageant ses maigres ressources avec le pilote, le garçon assurait sa sécurité – voilà ce qu’il pensait.

La fourchette semblait minuscule dans les mains du pilote, qui eut tôt fait d’engloutir toute la boîte, tandis que le garçon prenait son temps pour manger. Le garçon se demanda si dans ces armées-là on retournait chercher les blessés, et si le pilote n’attendait simplement pas ses camarades. Soudain le garçon eut peur d’être trouvé à ses côtés par les soldats ennemis. 

Le pilote tendit le bras pour attraper la gourde. Le garçon, qui n’avait pas anticipé le geste assez vif, sursauta. Le pilote comprit la peur qu’il avait provoquée et lui jeta un regard gêné. Le garçon détourna le regard. Il ne voulait rien savoir, rien avoir à faire avec ce que pensait le pilote.

Ils terminèrent le repas en silence, le garçon profondément retiré en lui-même. Il se leva ensuite pour cacher dans le cellier les reliefs de leur repas. En ressortant, il réalisa que le pilote, couché sur le côté, s’était mis à ronfler.

Il osa alors le regarder plus longuement. Le tissu de sa sous-combinaison lui collait au corps, taché à de nombreux endroits par la sueur. Sa cage thoracique s’élevait et s’abaissait lentement, sa main pendait sur le côté. Le garçon fut une fois de plus étonné du contraste entre la force colossale que ce corps dégageait et sa vulnérabilité présente. Les rayons du soleil dans les feuilles dessinaient des motifs sur son vêtement, parfois même de petits éclats de lumière faisaient briller une partie de son visage. Ses paupières se mettaient alors à cligner légèrement. 

Il s’allongea à son tour. Il se demanda ce qu’il allait faire maintenant. D’ici peu le pilote serait totalement remis de ses blessures, il pouvait alors devenir menaçant. Les vêtements du pilote dégageaient une odeur désagréable. Il devait partager ses vivres avec lui. Il semblait trouver naturel que le garçon fût à son service, pourtant il ne lui devait rien. Le pilote pouvait bien maintenant se débrouiller seul. 

N’étant pas de taille à le déloger de son abri, il savait que s’il voulait être débarrassé de lui, il devait lui abandonner son abri. Et cela le révoltait.

Il en était là de ses réflexions quand il entendit une forte détonation. Une bombe était tombée tout près. Le garçon se redressa, tétanisé par la peur, le pilote se réveilla, prit le garçon sous son bras et dévala l’entrée du cellier, le garçon contre lui, protégé par son corps immense comme une carapace.

La terre tremblait par vagues, la poussière remplissait le cellier, les pierres de la voûte semblaient être prêtes à se dessouder. Malgré la peur, l’esprit du garçon butait contre cette étreinte inattendue, son mélange de surprise, d’inconfort et de reconnaissance. A chaque détonation le pilote le serrait un peu plus contre lui qui tremblait de tous ses membres, sa large main sur son cœur lui écrasait la poitrine. Il ne parvenait pas à s’abandonner totalement à ce corps qui lui sauvait sans doute la vie.

Ils restèrent ainsi plusieurs heures. La nuit tombait quand le silence se fit enfin.

Aucun des deux ne bougeait plus. Le garçon entendait tout contre son oreille la respiration régulière du pilote. Il ne savait comment se défaire du corps du pilote. Il avait beaucoup trop chaud, était en sueur. Le pilote comprit finalement et desserra ses bras. Le garçon se leva. Il sortit sur le seuil du cellier. 

Un vent léger s’était levé. Il retira sa chemise et son pantalon trempés et laissa le vent sécher lentement sa peau. Peu après il sentit la présence du pilote derrière lui. Lui aussi s’était déshabillé et se faisait sécher dans la brise. 

Ils n’avaient sans doute pas connu de sensation aussi agréable depuis longtemps. Ils avaient survécu. Au loin à l’horizon les bombes continuaient à tomber et faisaient des éclats de lumière. C’était beau, c’était lointain. Le lendemain n’existait pas.

Après un moment, le pilote s’éloigna en direction d’un bosquet. Le garçon l’entendit longuement uriner. Il continuait à regarder les éclats de lumière, incapable du moindre mouvement, il s’accrochait de toutes ses forces à la sensation de sa peau qui séchait.

Le pilote revint et se dirigea vers le cellier. Il l’entendait fouiller dans leurs affaires, puis il remonta à l’extérieur. Il tendit la gourde au garçon. Quand il comprit que le garçon était incapable de la prendre, le pilote prit le menton du garçon dans sa paume, desserra sa mâchoire, pencha sa tête en arrière et versa délicatement de l’eau dans sa bouche. Au bout de plusieurs gorgées, le garçon reprit réellement vie.

Ils s’assirent tous les deux pour manger. Le garçon avalait difficilement. Il mâchait les biscuits sans réussir à les avaler. Il se mit à trembler de froid. Le pilote retourna dans le cellier chercher une couverture dont il l’enroula. Il s’assit derrière lui pour le réchauffer. La fièvre finit par tomber et le garçon par s’endormir dans les bras du pilote.

Lorsque le pilote se réveilla le lendemain, le garçon était levé et préparait ses vêtements qui avaient séché dans la nuit. Il lui fit comprendre qu’il partait à la recherche de ravitaillement. Il sortit du cellier et s’engagea dans le bois.

Des zones entières de la forêt étaient hachées menu. Il semblait qu’une taupe géante en avait soulevé des pans entiers, levant les racines, enchevêtrant les troncs, mettant les arbres sens dessus dessous. Le garçon se perdit et la matinée était déjà engagée lorsqu’il atteignit les faubourgs de la ville. Là aussi le paysage était méconnaissable : plus une seule maison n’était debout et le silence était total dans les décombres. Il comprit qu’il n’aurait servi à rien de s’engager dans les ruines – au risque de se faire agresser – alors qu’il n’y avait sans doute plus rien du tout à glaner. Il fit demi-tour et revint au cellier.

Le pilote était assis en tailleur devant l’entrée. Il comprit en le voyant revenir les mains vides. Le garçon s’assit près de lui et ne dit rien, il n’avait plus assez d’énergie pour être désespéré.

Le pilote se leva et alla lui chercher dans le cellier la gourde et le peu de nourriture qui leur restait. Le garçon mangea le tout sans même penser qu’il aurait pu en économiser une partie. 

Une vibration dans l’air l’interrompit dans sa bouchée. Le pilote se leva et dirigea son regard vers une tache noire dans le ciel. Le garçon leva les yeux à son tour et comprit que ce que le pilote avait attendu était enfin arrivé.

L’appareil se posa dans la clairière face à eux. Il était fait d’un métal très noir et émettait un puissant bruit de souffle. Le pilote se leva, retourna dans le cellier et en ressortit avec sa combinaison complète et son arme. Le garçon n’osait pas bouger, tétanisé par la peur de cet engin qui avait semé la mort et la destruction depuis des semaines. 

Le pilote lui fit face, posa un moment la main sur l’épaule du garçon et lui jeta un dernier regard de reconnaissance, puis il se dirigea vers le vaisseau, une trappe s’ouvrit dans laquelle il se glissa. Il fit un signe de la main au garçon, puis la trappe se ferma et l’appareil disparut dans les nuages.


Juin 2021