vendredi 28 février 2014

Elisabeth

Elisabeth était assise le dos bien droit sur la banquette de velours rouge. Un gros roman à couverture épaisse était posé sur ses genoux ; elle y appuyait ses mains croisées. Au-dessus de sa tête, dans le filet métallique, son père avait rangé une valise encombrante et un sac de cuir souple. Elle portait l’uniforme qu’elle affectionnait depuis qu’elle était étudiante – elle l’avait vu porté par les femmes professeurs qu’elle admirait et à qui elle aspirait de ressembler : une jupe longue et une veste en tweed, une chemise à col rond et une fine cravate sombre. Avec l’ongle de son pouce droit, elle jouait à faire glisser sur son auriculaire gauche la chevalière en or qu’elle avait reçue en cadeau pour ses vingt ans. Quelques mois seulement avaient passé depuis son anniversaire, pourtant elle se sentait déjà très différente de la petite fille qu’elle était encore l’hiver précédent.

Après avoir quitté les derniers faubourgs, le train prit de la vitesse. Les embranchements le faisaient onduler sur les rails, si bien que le front d’Elisabeth vint plusieurs fois cogner contre la vitre. Quand il entra dans un tunnel, son propre visage lui apparut brusquement. Elle se regarda avec intensité : était-elle belle ? Cette question était difficile pour elle. Il y avait ceux qui la trouvaient belle, et ceux qui la trouvaient laide. Personne ne lui avait jamais dit qu’elle avait un visage quelconque, mais ce n’était guère un réconfort. Elle avait un beau front, pur et blanc comme dans les livres. Elle attachait toujours ses cheveux clairs de telle façon qu’on le vît. Les sourcils étaient clairs, eux aussi, et droits. Ses yeux étaient un peu tristes, la pupille vert pâle, sans caractère. Le nez était la copie conforme de celui de son père, droit et fier. Les lèvres étaient fines comme celles d’un garçon ; elle enviait les lèvres pulpeuses et rouges de ses amies. Le menton était banal, ce qui atténuait l’effet désastreux des mâchoires trop carrées. Elle se demanda ce qu’un étranger lisait sur son visage quand il la voyait pour la première fois. Le train sortit du tunnel, son reflet laissa la place à un vaste alpage piqueté de chalets.

Délaissant ce paysage qu’elle connaissait trop bien, son attitude se relâcha. Elle se laissa tomber sur le dossier moelleux. Elle jeta un regard rapide sur la seule autre personne qui occupait le compartiment avec elle. C’était une vieille dame boulotte, assise sur un fauteuil de la banquette opposée à celle d’Elisabeth, près de la porte vitrée qui donnait sur le couloir. Ses joues étaient duveteuses et tombantes. Ses cheveux faisaient d’amusantes bouclettes sur le haut de son crâne. Elle était si serrée dans son tailleur qu’Elisabeth se demanda si ses boutons n’allaient pas sauter quand elle se lèverait. Ce qui expliquait pourquoi elle semblait si attentive à ne faire aucun mouvement. Elle ne faisait d’ailleurs rien du tout et regardait droit devant elle. Elisabeth, continuant son examen, s’interrogea sur les raisons mystérieuses qui la retenait de sortir son tricot qui dépassait du panier posé à ses pieds. Mais elle n’eut pas le temps de réfléchir plus avant à cette question, son attention fut détournée par le passage d’un contrôleur corpulent, coiffé d’un képi, de l’autre côté de la vitre. Soudain inquiète, elle s’assura de la présence de son billet dans son cartable : il y était. Elle soupira doucement et regarda à nouveau la paysage qui défilait derrière la glace.

Ces cimes blanches et pointues qui se propulsaient vers un ciel clair et transparent, elle les connaissait par cœur. Elle les avait toutes escaladées au moins une fois. Elle pensa avec dépit qu’elle se trouvait encore un peu à la maison. Depuis que son père avait donné son accord à ce qu’elle continuât ses études d’histoire et de littérature à l’Université Fédérale, où les cours étaient incomparablement meilleurs que dans sa petite faculté de province – c’était cela ce qui avait décidé son père – elle attendait avec impatience le moment où elle allait enfin ressentir la rupture nette du lien avec sa famille. Maintenant qu’elle était dans ce train, qu’elle avait dit adieu à son père, à sa mère, à ses frères, elle guettait dans les moindres replis de son âme le moment où elle entendrait le petit craquement qui signalerait qu’elle était enfin libre. Les montagnes familières gâchaient décidément tout. Il fallait encore attendre.

La mine boudeuse, elle ouvrit son roman à la première page, espérant qu’en lisant le temps passerait plus vite. Lorsqu’elle parvint à la fin du premier paragraphe, elle prit conscience qu’elle n’avait rien compris à ce qu’elle avait lu. Les mots s’étaient imprimés sur sa rétine, mais ils étaient absolument vides de sens. Elle relut plus lentement, s’obligeant à se concentrer, sans plus de résultat. Elle referma le livre d’un coup sec en soupirant. Elle n’avait aucune envie de lire alors que tant de pensées assaillaient son cerveau sans relâche depuis que le train avait quitté la gare.

Elle se demandait, à la fois anxieuse et impatiente, à quoi allait ressembler sa nouvelle vie. Est-ce que la grande ville allait lui tendre les bras pour l’accueillir en son sein ? Ou bien allait-elle la bousculer sans ménagement et la réduire à un fétu de paille dans le vent ? Ses études, qui étaient pourtant la raison principale de son départ, passaient au second plan dans son esprit. Elle se faisait mille imaginations sur les personnes passionnantes qu’elle allait rencontrer, les rues qui allaient devenir son nouveau paysage quotidien, toutes ces habitudes qu’il allait lui falloir inventer pour s’installer confortablement dans sa nouvelle vie. Elle avait confiance en elle et craignait moins la solitude que le contact avec des étrangers qui possédaient des codes qu’elle ne maîtrisait pas encore. Elle s’attendait à trouver la liberté exaltante, et soupirait d’aise de ne plus avoir à suivre le cérémonial ennuyeux de la vie familiale et bourgeoise. Elle n’aurait plus à s’adapter à la vie des autres, mais à créer ses propres règles de vie. On allait voir de quoi elle était capable.

Etre à la fois la première de sa famille à réussir le concours d’entrée de la prestigieuse Université et la première femme à prolonger aussi loin ses études la remplissait d’orgueil. Elle avait de grands projets pour elle-même et une soif de savoir inextinguible. Malgré ses résultats brillants et ses vastes lectures, elle savait par avance que sa carrière atteindrait rapidement son point culminant si elle ne partait pas. Avec l’assurance que son père la soutiendrait tant qu’elle réussirait – parce qu’il avait la plus grande admiration pour les facultés de sa fille, sans aucune considération de sexe – elle savait qu’elle possédait toutes les cartes pour devenir ce qu’elle voulait ardemment être : une grande femme – comme on parle des grands hommes. Elle ne voulait pas encore penser – pas maintenant que tout ne faisait que commencer – aux années de labeur qu’il lui faudrait supporter pour se hisser jusqu’à ce firmament de l’intelligence. De cela non plus, elle n’avait pas peur. C’était son domaine réservé depuis toujours, et cela ne dépendait que de sa propre volonté.

Sa voisine se décida enfin à sortir son tricot. Elisabeth retint sa respiration en l’observant du coin de l’œil, mais le tissu et les boutons, quoique tendus à l’extrême, résistèrent. La vieille dame avait le visage rouge quand elle se redressa. Elle se remit rapidement de son effort et plaça savamment les aiguilles entre ses doigts boudinés. Elisabeth observa un long moment le mouvement rapide et régulier qui semblait sécréter de lui-même de la matière. D’abord attendrie par cette activité qui lui évoquait le calme tendre et serein d’une grand-mère, elle décida ensuite que jamais de sa vie elle ne tricoterait. Elle ne se demanda pas d’où pouvait surgir un refus si véhément. Elle n’avait simplement jamais eu de don pour les activités manuelles qu’on imposait aux petites filles de son milieu, cela la rendait vite impatiente, elle en avait pris son parti et ne cherchait pas plus loin.

Le souvenir des après-midi d’enfance, seule avec sa nurse dans la grande salle de jeu silencieuse, lui était pénible. Elle était révoltée par l’interdiction qui lui était faite de courir dehors. Elle était sans cesse sous la surveillance d’une de ces jeunes filles qui s’étaient succédées à la maison, toutes les mêmes, gentilles, strictes, fades. Elle n’avait gardé en mémoire le visage d’aucune. Elle n’en avait aimé aucune en particulier. En revanche, elle se souvenait très bien de ses regards désespérés par la fenêtre, ses frères s’égaillant librement sur la grande pelouse, libres de jouer à tous ces jeux qui lui étaient interdits. Jamais elle n’avait pu se défaire totalement de cette sensation d’emprisonnement injuste, et gardait toujours au fond d’elle une petite rancœur contre ses frères inconscients de leurs privilèges, et qui refusaient toujours qu’elle les accompagnât dans leurs aventures.

Le temps avait passé et ses relations avec ses frères avaient profondément changé. Ils menaient tous les trois leur vie d’homme adulte ; elle ne les enviait plus. En outre, elle n’aimait pas penser à son enfance, la lutte pour s’en arracher avait été trop longue et trop douloureuse. Partir de la maison familiale était une étape de plus sur le chemin de la liberté, une étape décisive, espérait-elle. Elle ne se sentait aucune nostalgie pour la vie qu’elle quittait. Elle avait aimé les deux années universitaires précédentes, mais elle savait qu’elle méritait mieux, que son horizon était encore trop étroit. Et ceux qui ne comprendraient pas ça, tant pis pour eux.

Malgré la distance qui s’allongeait irrémédiablement, le paysage ne changeait guère. Les montagnes étaient à peine moins élevées. La voie de chemin de fer dominait un torrent vigoureux et brillant. Les noms en lettres majuscules des petites gares que le train traversait à toute vitesse lui rappelaient qu’elles pouvaient toutes potentiellement être la destination d’une excursion d’une journée. Elle ouvrit à nouveau son roman, mais c’était pour s’occuper les mains, elle n’essaya même pas de commencer à lire. Elle le laissa ouvert sur ses genoux et tourna la tête vers la vitre. Brusquement elle se sentit accablée par sa solitude et angoissée par ce qui l’attendait. Elle pâlit et sentit un poids sur sa poitrine. Elle avala sa salive et ferma les yeux. Elle essaya de se calmer en contrôlant sa respiration. Elle ouvrit à nouveau les yeux sur sa voisine qui était concentrée sur son ouvrage. Sans en comprendre la raison, elle se sentit mieux de simplement la regarder. Quel étrange pouvoir ont les êtres humains sur les autres êtres humains, se dit-elle. La bouffée d’angoisse avait disparu. Elle n’avait duré qu’un instant.

Elle releva la tête avec orgueil. Toute sa détermination à affronter le monde se réveilla. Elle regarda à nouveau les montagnes avec la conviction que son cerveau était comme une pâte à laquelle elle devait donner une forme afin de le rendre capable d’obtenir ce que sa personnalité estimait être son dû. Tous – élèves, professeurs, camarades et amis – allaient se prosterner d’admiration devant elle, partout on allait l’accueillir comme un miracle tombé du ciel, étonné d’avoir pu vivre si longtemps sans la connaître. Elle laisserait quelque chose d’elle à chacun de ses passages, offrant comme un privilège quelques instants de compagnie ou quelques mots brillants. Elle se gargarisait de tous les sentiments qu’elle allait faire naître. Elle s’aimait tellement et s’estimait tellement chanceuse d’être elle-même, qu’une larme d’émotion mouilla son œil.

« Votre billet, mademoiselle ! » tonna une voix sévère dans son oreille gauche.

Elisabeth sursauta, tourna la tête et leva les yeux vers le contrôleur ventru. Il la regardait en fronçant les sourcils, tendant impatiemment sa main droite vers elle. Elle se baissa vivement et fouilla frénétiquement dans son sac, si bien qu’elle mit un temps qui lui parut infini avant de trouver son billet. Mais elle le trouva, et lui tendit avec un sourire crispé qu’il ne lui rendit pas. Elle tremblait de tous ses membres, paniquée à l’idée de ne pas être en règle et de devoir suivre l’affreux bonhomme dans le petit bureau près des toilettes qui lui avait semblé sinistre lorsqu’elle était passée devant.

Le contrôleur étudia son billet avec soin, lisant chaque ligne attentivement – elle pouvait suivre le mouvement de ses yeux. Puis il lui tendit le morceau de carton beige en jetant un regard perçant sur elle. Elle ne put l’affronter et baissa les yeux.

« Merci, mademoiselle. Je vous souhaite un bon voyage » dit-il sèchement. Puis il sortit du compartiment.

Elisabeth expira profondément. Elle se sentait châtiée de son extraordinaire orgueil.

- Pas commode, n’est-ce pas ? dit la vieille dame, une fois que la porte fut fermée.

Elle souriait à demi et regardait Elisabeth avec tant de tendresse qu’elle faillit bien se mettre à pleurer pour de bon. 

Après un court instant, la vieille dame reprit :

- Il était sans doute en colère que vous n’ayez pas fait attention à lui quand il est entré. Vous étiez sans doute perdue dans vos pensées ?

Elisabeth sourit timidement et hocha la tête.

- Je me doutais bien que vous ne pensiez pas à mal. Une si gentille petiote, je me disais. Elle est simplement préoccupée par ses états d’âme. C’est si sensible, une jeune fille. Moi aussi, j’étais comme vous quand j’avais votre âge.

Elisabeth repoussa le plus loin possible l’idée de ressembler un jour à cette grosse dame aux bajoues roses. Mais encore toute apeurée par cette idée, elle lui répondit :

- J’ai eu tellement peur !

- C’est bien naturel. Tout est fini, maintenant. N’y pensez plus.

Elisabeth lui sourit cette fois franchement et ouvrit son roman afin de se donner une contenance et de couper toute velléité de conversation de la gentille grand-mère. Elle ne pouvait pas gaspiller cet instant peut-être unique dans sa vie en bavardant avec sa voisine de compartiment.

Elle fit semblant de lire pendant quelques minutes. Puis, rassurée par le cliquetis régulier des aiguilles, elle releva la tête et détourna les yeux de son livre. Les montagnes familières avaient laissé la place à des collines peu élevées dont les sommets étaient couverts de bois compacts de pins d’un vert sombre et profond. Leurs pentes, assez raides, vert tendre et fleuries, étaient traversées de multiples sentiers façonnés par le bétail. Elle avait franchi une frontière. Elle avait quitté la montagne dont elle était née pour un paysage moins violent dans ses contrastes – plus civilisé en somme. Elle avait souvent pensé que là où les éléments se faisaient moins sévères, une forme de vie plus élevée était possible. Puis elle pensa aux destins de ces hommes héroïques et aux vertus hors du commun qui avaient affronté la haute montagne ou la haute mer – ce n’était pas un hasard pour elle si on utilisait le même qualificatif – et parvint à la conclusion que son idée était stupide. C’était une nouvelle victoire dans la bataille acharnée qu’elle menait depuis quelques temps contre ses propres préjugés.

Une vache aux longues cornes effilées leva la tête au passage du train.

Elles avaient passé toute l’après-midi à bavarder, à demi étendues sur un grand tapis aux motifs orientaux bleus, rouges et jaunes. Sur le plateau rond en métal brillant, il y avait une théière, deux tasses et leurs soucoupes, deux petites cuillères, un petit pot de lait et une assiette de biscuits. Elles étaient dans la chambre d’Anna, la porte était fermée, elles étaient à l’abri de toute oreille indiscrète. De quoi avaient-elles parlé ? Elisabeth ne se souvenait plus des détails. Sans avaient-elles commencé par la littérature ou la musique. Puis, elle ne savait par quel chemin, elle avaient glissé vers les sentiments et les émotions, dans un bavardage intime sans queue ni tête, le front par moments rouge de dévoiler des secrets jamais dits, jamais même formulés avec des mots. Anna, sa meilleure amie, qu’elle pensait si bien connaître, avec qui elle passait tant de temps, l’avait pour la première fois contredite cette après-midi-là. Elisabeth s’était demandée d’où Anna pouvait tenir ses nouvelles idées, et si sur le moment elle s’était sentie heurtée, le choc avait imperceptiblement fait bouger quelque chose en elle.

Une fois sous la lumière jaune et pâle des réverbères, se faisant lentement un chemin dans la neige épaisse, Elisabeth avait cherché à comprendre ce qui avait changé en Anna, et pourquoi cette chose avait dans le même temps changé quelque chose en elle. Elle avait essayé de reconstituer les paroles qu’elles s’étaient échangées, espérant y découvrir une réponse. En observant attentivement les attitudes et les mots de l’Anna qu’elle avait reconstituée dans son souvenir, elle avait décelé une assurance qui lui avait semblé nouvelle. Elisabeth s’était sentie piquée de ce qu’elle avait identifié comme un retard de sa part. Anna l’avait doublée : elle avait commencé la première à s’affranchir des idées des autres pour se forger ses propres goûts et ses propres points de vue. Elisabeth n’avait eu alors de cesse de passer au crible de son entendement tout ce qui lui passait par la tête, et ainsi purger son intelligence de tout ce qui n’était pas d’elle, donc sans valeur.

Anna allait-elle lui manquer ? Jusqu’à cet instant elle ne s’était pas posée la question. Elles s’étaient engagées à s’écrire souvent, Elisabeth avait promis de tout lui raconter de sa nouvelle vie, Anna de la tenir régulièrement informée de tous les potins dont elle pourrait avoir connaissance. Elisabeth pensa qu’elle allait la retrouver à chacun de ses retours, peut-être même qu’Anna pourrait de temps à autre lui rendre visite. Elle devait admettre que ni l’une ni l’autre n’avaient ressenti de déchirement à l’idée de ne plus pouvoir se voir aussi souvent. Peut-être pensaient-elles déjà à l’opportunité séduisante de pouvoir expérimenter de nouvelles faces de leur personnalité, une fois libérées du regard de celle qui la connaissait depuis l’enfance, et qui pouvait aisément reconnaître les mensonges et les faux-semblants. Ou peut-être que leur amitié n’était qu’une habitude prise avec les années que la séparation aurait tôt fait de dissoudre. Il était trop tôt pour savoir, elle décida de laisser cette question de côté.

Le train s’arrêta dans la gare de Reutlikon. En face d’Elisabeth plusieurs quais courbes se distribuaient parallèlement, entrecoupés de couples de voies ferrées. Aucun abri ne protégeait des intempéries les voyageurs qui attendaient sous une grande horloge. La gare était presque vide. Sur son quai, personne ne se distinguait vraiment du modèle banal du banlieusard qui attend son train. Une jeune mère en manteau sombre, une petite fille sage pendue à chacune de ses mains. Un monsieur terne et chauve qui portait une mallette de cuir noir. Quelques étudiants éparpillés fumaient. Un couple de très vieilles personnes prit du temps pour descendre. Appuyée sur sa canne, la dame attendait anxieusement son mari que l’homme chauve aidait à sortir de nombreuses valises du wagon. Puis tous disparurent de son champ de vision. Les quais furent brutalement déserts, à l’exception d’un employé des chemins de fer qui passa devant elle, son sifflet rebondissant sur les boutons dorés au bout de son cordon. Tous défilèrent ensuite dans le couloir. Un des étudiants vint s’asseoir devant elle.

Un strident coup de sifflet retentit. Le train se remit lentement en mouvement. Elisabeth aperçut l’employé, posté au bout du quai, et qui les regardait quitter la gare. Sa mission était achevée – jusqu’au prochain train. 

Elisabeth reprit sa position initiale. Elle avait toujours son livre sur les genoux. Sa voisine était concentrée sur son tricot – elle avait seulement levé un court instant la tête quand le train s’était arrêté – et ne semblait pas attacher d’importance au fait qu’elles avaient un nouveau voisin, un homme de surcroît. Ou alors elle voulait laisser croire à l’étudiant qu’elle n’avait pas remarqué sa présence. En y réfléchissant, Elisabeth se dit que c’était même l’hypothèse la plus probable. Elle ouvrit son roman au hasard, et se cacha derrière pour observer discrètement le jeune homme.
Vraiment un très beau garçon, se dit-elle. Quel âge pouvait-il avoir ? Presque le même âge qu’elle, probablement. Mais son visage glabre et rond pouvait la tromper. Il avait de jolis cheveux blonds en désordre ; les yeux bleus et les lèvres fines. Il portait un costume taillé dans un tissu épais sur une chemise ocre. Sa cravate était elle aussi marron, comme ses chaussures, de bonne qualité et bien cirées. A l’usure de son cartable en cuir, on pouvait deviner qu’il lui avait été offert bien des années auparavant. Il se baissa pour en retirer un petit livre joliment relié. Il avait de très belles mains, blanches, féminines, aux ongles ronds et soignés. Il semblait ne pas l’avoir remarquée. Elle bougea légèrement pour attirer son attention, mais ce fut peine perdue : il était déjà totalement concentré sur sa lecture.

Elisabeth reporta son attention sur le paysage qui défilait. Le train était maintenant entré dans l’agglomération et roulait moins vite. Elle avait ainsi tout le temps de regarder en détail les petites maisons d’ouvriers, avec leurs jardinets coquets et surchargés, où tout lui semblait trop propre et trop peigné. Le train longea une grande usine en briques rouges percée de grandes baies qui dévoilaient sans pudeur de gigantesques machines-outils en métal noir autour desquelles s’affairaient des employés en blouse grise. Dans les bureaux mal éclairés, on devinait des hommes qui se tenaient debout devant de grandes planches à dessin. Des jeunes femmes tapaient frénétiquement sur des machines à écrire. Le train passa ensuite par-dessus un canal sur lequel glissait, majestueuse et digne, une péniche remplie de gravier. Puis il y eut un grand parc – les marronniers avaient perdu presque toutes leurs feuilles –, d’autres rues, des boulevards à la circulation intense d’automobiles et de camions, d’autres maisons par centaines, d’autres jardinets, d’autres usines. Elisabeth se sentait grisée par l’immensité urbaine.

Plus le train ralentissait, pénétrant dans un écheveau de rails dense et serré, et plus l’heure de l’arrivée prévue approchait, plus Elisabeth sentait l’excitation monter en elle. Elle avait maintenant le nez presque collé contre la vitre, guettant tous les indices qui pourraient lui permettre d’évaluer la distance qui lui restait à parcourir. Elle avait déjà tout oublié, ses compagnons de voyage, les montagnes, la nouvelle vie qui l’attendait, sa famille : elle n’était plus qu’un bloc d’impatience.

- Vous devriez vous préparer à descendre, mademoiselle, lui dit la vieille dame, alors que le train longeait une rue plantée d’élégants immeubles.

- Oh ! mais je suis déjà prête ! s’exclama-t-elle, comme si elle répondait à Anna.

Elle prit brutalement conscience de son impolitesse et se retourna vers sa voisine.

- Je suis déjà prête, reprit-elle, le visage très rouge et tâchant de poser sa voix. Il y a si longtemps que je suis prête.

La vieille dame lui sourit franchement, lui montrant par là que non seulement elle comprenait l’impatience d’Elisabeth, mais qu’elle la partageait en l’honneur de la jeune fille qu’elle avait été, glanant cette parcelle de jeunesse et d’enthousiasme pour elle-même. Elle prit un ton assuré pour demander à l’étudiant :

- Auriez-vous l’obligeance de descendre ma valise ?

Le jeune homme la regarda avec des yeux ronds, comme éberlué que quelqu’un s’adressât à lui. Il mit ensuite si longtemps à répondre que les deux femmes se demandèrent s’il n’était pas étranger.

- Bien sûr, madame, finit-il par répondre timidement.

La vieille dame continua de le fixer en souriant gentiment. Il releva les yeux de son livre. Puis il comprit enfin qu’elle souhaitait qu’il descendît sa valise maintenant. Il se détendit comme un morceau de caoutchouc et attrapa la poignée qu’elle lui indiquait.

Le train, qui roulait maintenant au pas, atteignit le bout du quai de la gare Centrale. Elisabeth se tenait debout dans son compartiment, ses sacs près d’elle sur la banquette. Elle se mordillait les lèvres. Elle tourna légèrement la tête et vit les grands panneaux écrits en lettres majuscules. Puis il y eut le crissement long et désagréable des freins. Le train était maintenant sous la grande verrière. Il y eut soudain un coup de sifflet, et un vacarme assourdissant. Le train s’arrêta. C’était maintenant que tout commençait.


jeudi 28 novembre 2013

Le Veilleur

Penché en avant, le vieil homme grattait le fond de la poêle pour en détacher les restes noircis des trois sardines de son déjeuner. Ils composeraient le festin de la dizaine de chats qui ondulaient autour de lui, la queue déplumée dressée au-dessus de leurs corps rachitiques. Ils connaissaient ses heures et ses habitudes. A peine sa fourchette frottait-elle la casserole qu’ils accouraient tous comme des petits faunes à travers la végétation ensauvagée du jardin.

Il se releva, souleva la visière de sa casquette et s’épongea le front avec sa manche de chemise. Le soleil n’atteindrait son zénith que dans une grosse heure, mais il tapait déjà fort. Il se dirigea vers la maison et entra par la porte qu’il avait laissée entrouverte.

Sa maison ne comportait qu’une seule pièce qui faisait office de chambre, de cuisine et de salon. Son seul luxe en était le sol couvert de grandes ardoises parfaitement jointoyées et très propres. Une petite cheminée à mi hauteur du mur lui servait à la fois à faire cuire ses aliments et à le chauffer en hiver. Il y avait tout juste la place pour son mobilier : un lit de camp, une petite table carrée, une chaise, un buffet. Une cuvette creusée dans un bloc de roche était disposée sous l’unique fenêtre aux volets toujours fermés. Il y faisait sa toilette et y lavait sa vaisselle. Au-dessus de sa tête de belles grosses poutres, noires comme le charbon, supportaient le toit de lauzes.

Il déposa la poêle noircie au fond de l’évier, puis débarrassa la table des restes de son repas. Il prit un vieux torchon sale pour retirer du feu la petite casserole d’aluminium dans laquelle il avait mis son café à chauffer et s’en versa une tasse. Il attrapa la chaise par son dossier, la mit devant la porte et s’y assit.

La mer semblait aussi lisse qu’un lac, à peine quelques filets d’écume en irisait la surface d’un bleu sombre et intense. Le bruit des vagues en contre-bas était doux et régulier. La brise s’était momentanément arrêtée, seul le bruit de quelques insectes troublait le silence.

*

L’île, presque trois fois plus longue que large, s’étendait d’est en ouest de part et d’autre d’une chaîne de montagnes élevées. Au nord de hautes falaises tombaient à pic dans les flots, tandis qu’au sud les pentes raides étaient aménagées en terrasses depuis des temps immémoriaux. La maison du vieil homme avait été bâtie sur l’une d’elles par un ancêtre dont le nom s’était perdu. Il y vivait seul depuis que, tout juste sorti de l’enfance, son père l’avait chargé d’entretenir ce lopin de terre sèche et de récolter les fruits qu’il fournissait chaque année.

Il avait obtempéré sans broncher ; on ne discutait pas les ordres de son père. Il s’était acquitté de son devoir avec application. Le chef de l’exploitation familiale n’avait jamais eu à se plaindre de son travail et les années avaient passé. D’abord son père, puis sa mère, puis ses sœurs, tous étaient morts désormais. Lui seul était encore vivant, et toujours dans sa maisonnette en pierres et aux huisseries peintes en bleu. Il vendait sa récolte d’olives et de raisin, pêchait de temps à autre, et cela lui suffisait. Il ne désirait rien de plus et possédait tout ce dont il avait besoin.

Au hameau on l’appelait le Veilleur. Tout le monde, passant sur le chemin qui serpentait de terrasse en terrasse, l’avait surpris au moins une fois fixant la mer, immobile et debout, les bras le long du corps. Nul ne savait ce qu’il attendait. C’était le seul loisir qu’on lui connaissait. Les plus vieux l’assuraient : dès son plus jeune âge, du moment qu’aucun travail ne l’occupait, il se plantait quelque part et regardait au large. Au début les filles s’étaient moquées de lui. Elles lui avaient demandé en riant s’il attendait le retour d’Ulysse – ou l’arrivée du Déluge. Puis les filles avaient vieilli et s’étaient détournées du Veilleur qui restait toujours sourd à leurs sollicitations. La communauté s’était appropriée sa lubie ; elle faisait maintenant partie de lui.

*

Sans détacher ses yeux de la mer, il avala une gorgée de café brûlant. La forme floue d’un ferry s’extrayait lentement de l’horizon, un bourdonnement sourd témoignait de son effort. Quelques minutes plus tard il passerait devant le vieillard, puissant et imposant, fendant l’eau et laissant derrière lui une large traînée d’écume s’élargissant en éventail jusqu’à se fondre dans les flots.

*

Le ferry avait maintenant dépassé l’île depuis longtemps. Le fond de la tasse abandonnée aux pieds de la chaise s’était couvert d’une pellicule noire de café séché. Une petite mouche noire rampait sur la paroi intérieure, comme si elle hésitait à plonger dans des profondeurs abyssales.

Le vieil homme était allongé sur son lit, la casquette sur les yeux. Il ronflait légèrement. Un chat assis sur le seuil le regardait, immobile. Il savait qu’il n’avait pas le droit d’entrer et attendait patiemment un signe, assuré qu’il obtiendrait quelque chose à se mettre sous la dent.

Une camionnette passa lentement sur le chemin de pierre au-dessus de la maison, soulevant un nuage de poussière. Le vieil homme bougea un doigt. Le chat se remit sur ses quatre pattes. Au bout d’un court moment, il se rassit, c’était une fausse alerte, la sieste n’était pas encore terminée.

Le vieil homme rêvait. Il était un petit garçon assis sur les galets d’une plage. Un magnifique voilier, éclatant de blancheur, voguait au loin. Ses poulies brillaient au soleil de midi. La vision était si éblouissante qu’il devait mettre ses mains en visière au-dessus de ses yeux pour la regarder. Sur le pont il distinguait deux femmes et un homme, eux aussi tout en blanc. Ils étaient immobiles et regardaient dans sa direction mais ne semblaient pas le voir. Le temps s’étirait. Le voilier semblait presque immobile, malgré les deux plis d’eau de chaque côté de la proue et les ondulations sur les flancs du bateau. Puis une des silhouettes se déplaça. Pendant un court instant, il aperçut un corps nu, mais flou, une petite tache noire dans une ombre. Puis la silhouette disparut, et une tête surgissait de temps à autre dans les vagues. Lui restait immobile. La tête apparaissait et disparaissait, les cheveux mouillés brillant au soleil. A un moment il prit conscience que le bateau avait disparu. L’horizon était vide. La mer scintillait. Le soleil était dur.

Le chat poussa un petit miaulement bref. Le vieil homme expira doucement, releva sa casquette et se releva. Il fit quelques pas en titubant légèrement puis se réveilla tout à fait.

- Va. Je vais te trouver quelque chose.

Il ouvrit une boîte de conserve et en versa le contenu dans une coupelle qu’il déposa sur le seuil. Le chat le regarda en miaulant puis se jeta sur sa pitance.

Le vieil homme sortit de la maison, regarda la mer un moment, puis ramassa la tasse, faisant s’envoler la mouche. Il mit la tasse dans l’évier et ressortit s’asseoir sur la chaise.

Le soleil qui baissait allongeait les ombres. Les frisottis d’écume étaient maintenant plus nombreux à la surface de la mer et faisaient de grandes traînées parallèles. En haute mer, la houle devait être forte.

D’ailleurs une longue barque à moteur rentrait au port. Un homme en salopette tenait le manche. L’embarcation tanguait fortement. Des tas de filets noirs brillaient au fond et les cagettes en plastique étaient vides. Inutile de s’acharner dans ces cas-là.

Pour les touristes qui étaient attablés au bistrot de la plage, c’était l’heure la plus belle de la journée. Le soleil allait peu à peu se coucher, rougeoyant et irradiant, colorant tout le paysage d’une teinte chaude et orangée. La vie semblait se suspendre jusqu’à ce qu’il eût entièrement disparu à l’horizon. Puis on allumerait les guirlandes, on trinquerait et les conversations reprendraient.

Pour le vieil homme, toutes les heures étaient belles, celle-ci autant que les autres. Le petit avantage du crépuscule était qu’il faisait moins chaud. La brise de terre allait bientôt se mettre à dévaler la pente vers la mer, caresser doucement la maison et réveiller l’odeur sucrée des figuiers.

Lorsqu’il fit entièrement nuit, il rentra sa chaise et alluma la lampe à pétrole sur la table. Il se coupa quelques légumes et une grosse tranche de fromage qu’il arrosa d’huile d’olive. Trois chats malingres étaient assis sur le seuil et le regardaient manger. Quand il eut terminé, il rangea la vaisselle, balaya les miettes de pain de la table et éteignit la lampe. Lorsqu’il ressortit avec sa chaise à la main, les chats s’ébrouèrent en miaulant doucement.
Le vieil homme reprit sa place devant la maison. Les vagues battaient régulièrement le rivage. Malgré l’éclat d’une lune presque pleine, les étoiles semblaient aussi nombreuses sur la toile bleu marine du ciel que les grains de sable sur la plage.


Un gecko, au corps presque phosphorescent et aux grands yeux globuleux, ses pattes spatulées agrippées à la pierre au-dessus de la fenêtre, était lui aussi parfaitement immobile.

vendredi 12 avril 2013

Le tour de garde


Un nuit froide et sans lune était tombée. Les deux soldats avaient éteint leur feu et éparpillé les cendres dès que le jour avait commencé à décliner. Ils avaient tiré au sort le nom de celui qui allait effectuer le premier tour de garde, puis ils étaient partis chacun de leur côté.

Tandis que l’un installait son couchage sur le lit de camp de l’abri, sans autre choix – puisque toute source de lumière était interdite dans la maisonnette – que d’essayer de trouver le sommeil léger et agité de celui qui sait qu’il sera réveillé au milieu de la nuit, l’autre montait lentement l’échelle de la cabane d’observation.

C’était une sorte de cabane de chasseur, boîte en bois suspendue sur quatre longues pattes dans les feuillages, ouverte sur le côté où on entrait, couverte d’un toit de camouflage, et dont trois côtés étaient percés de lucarnes de surveillance étirées.

Le premier de tour de garde, debout dans la cabane, se demanda, comme toujours au début d’une nuit de surveillance, quelle était la meilleure position pour rester immobile si longtemps sans sentir son corps s’ankyloser et sans être tenté de s’endormir. Il n’était pas possible d’y rester debout : regarder par les ouvertures nécessitait de se baisser. Rester à genou était trop fatiguant et douloureux. Etre assis en tailleur demandait trop de temps pour se relever en cas d’urgence. Alors il décida de commencer sa veille en s’asseyant le dos contre le mur, les jambes à moitié pliées et les pieds à plat sur le sol sale de la cabane.

Il croisa d’abord les bras, et s’assura qu’il avait tout ce dont il avait besoin. A portée de main, il avait sa gourde, ses cigarettes – même s’il n’était pas autorisé à fumer – et son arme, canon levé. Le sifflet d’alarme était pendu à son cou par un cordon crasseux.

Il lui fallut ensuite plusieurs minutes pour habituer son ouïe aux bruits de la forêt. Dans l’obscurité, le bruissement des feuilles sous lesquelles il se tenait l’assourdissait. Il y eut ensuite quelques hululements et les craquements habituels.

Il resta ainsi pendant plusieurs minutes, ne pensant à rien, laissant la nuit couler en lui. Il remonta son col, referma le dernier bouton de sa vareuse et ajusta sa casquette pour garder son crâne au chaud.

Suivant à la lettre les instructions qui stipulaient que le garde devait s’assurer visuellement avec régularité de la situation sur le terrain, il se releva et glissa les yeux à travers une des petites fenêtres de la cabane. Il faisait si sombre qu’il devinait tout juste la paire de rails qui se perdait dans l’obscurité, sur la droite et sur la gauche. Il se fit la remarque pleine de justesse qu’il aurait été bien en peine d’apercevoir qui que ce fût dans cette purée de poix.

Il se rassit, ayant en tête la pensée rassurante qu’il ne passait jamais personne sur cette voie hormis quelques trains de bois à la fin de la saison de coupe, et qu’un fugitif éventuel n’aurait pas eu l’idée de rester à découvert sur la voie qui offrait presque un couloir de tir parfait.

Il laissa un long moment se passer avant de se relever contrôler la vue. Il se dit que plus la nuit allait avancer, moins il aurait le courage de se relever pour assurer sa surveillance inutile. A l’exception des cimes qui ondulaient légèrement sur la gauche des rails, il n’aperçut aucun mouvement suspect et se réinstalla. La place était encore chaude. Il but une goutte de l’alcool fort qu’il avait emporté avec lui.

Une période de temps assez longue s’écoula. Il ne parvenait pas à la quantifier, pour cela il aurait fallu craquer une allumette et regarder sa montre. Il sentait le froid qui tombait sur ses épaules et la fatigue qui lui rendait l’esprit confus. Il se demanda s’il ne s’était pas assoupi.

Par acquit de conscience, il se releva, étira ses membres. Il fit du même coup craquer les planches du sol de la cabane et sursauta. Il regarda à travers la première lucarne. Il constata seulement que le vent s’était levé, la cime des arbres était prise d’une grande agitation.

Il se rassit en se demandant pourquoi on ne les équipait pas de projecteurs puissants qui auraient permis d’éclairer la voie sur des dizaines de mètres et de repérer immédiatement tout intrus.

Il posa la tête sur la paroi de la cabane et revit en mémoire les mouvements saccadés des arbres. Il tendit l’oreille, se concentra sur son ouïe. Il devait admettre qu’il n’entendait pas le bruit qu’il aurait dû entendre dans les arbres si le vent avait soufflé aussi fort qu’il l’avait vu.

Il se releva à nouveau et observa. Les cimes avaient retrouvé leur ondulation naturelle. Ce n’était donc qu’une simple bourrasque. Il se rassit rassuré.

Une autre période de temps s’écoula. Une heure, deux heures, trois heures ; il ne savait pas. Il luttait contre le sommeil, se sentait glacé des pieds à la tête, ses articulations étaient douloureuses et l’ennui l’abrutissait complètement.

Il décida de se secouer, si ce n’était pour le bien de sa surveillance, cela aurait au moins le mérite de le réveiller. Il resta face à la lucarne plus longtemps que de coutume, sondant l’obscurité et le silence. Il vit à nouveau les cimes onduler dans de grands mouvements. Il n’était pas certain de rêver, mais il avait la sensation qu’une partie seulement de la forêt était concernée par les bourrasques.

Il frissonna, s’agenouilla, baissa les yeux comme pour les laver de sa vision et empoigna son arme.

Il releva la tête et regarda à nouveau avec attention la zone de forêt qui longeait la voie ferrée et qui s’agitait. Cette fois, il en était certain, un seul arbre, probablement un très grand arbre, était pris de mouvements inhabituels. Il était presque certain qu’une bourrasque seule ne pouvait pas créer ce genre de mouvement désordonné. Il lui semblait que toute une colonie de singes se balançait dans ses branches.

Il resta un long moment à regarder ce mystère et à se demander de quoi il pouvait s’agir. Il eut soudain la réponse à sa question : ce ne pouvait être qu’une colonie de corbeaux. Seuls ces grands oiseaux pouvaient créer ce mouvement dans les branches. Il avait déjà vu une bande de ces animaux quand il était enfant, plusieurs dizaines de volatiles noirs qui agitaient un pauvre peuplier en tout sens au bord du fleuve. Il se rassit soulagé.

Alors qu’il fermait les yeux, il prit conscience qu’à la différence d’avec son souvenir, il n’entendait pas les lugubres croassements qui accompagnaient cette scène de son enfance. Soudain le silence de la forêt l’inquiéta. Il se demandait s’il devait alerter son camarade. Mais pour lui dire quoi ? Qu’un arbre bougeait bizarrement ? Que la forêt était trop silencieuse ?

Il n’y avait rien là de vraiment inquiétant, et pourtant il sentait une terreur froide mouiller son dos. Il était incapable de réfléchir et de décider ce qui était le mieux à faire pour lui.

Il ne pouvait plus bouger et sentait chaque seconde s’écouler lentement. Tirant du plus profond de lui-même le courage d’aller s’assurer une dernière fois qu’il n’avait pas rêvé, avec l’espoir de s’être trompé, de s’être monté une histoire, il regarda par la petite lucarne dans la direction de l’arbre qui s’agitait. Mais c’était maintenant au tour d’un autre arbre d’être pris de mouvements convulsifs, il en était absolument certain. Celui qui était maintenant touché par le phénomène était beaucoup plus proche de la cabane que le précédent.

Il ne lui fallut qu’un éclair de temps pour parvenir à cette conclusion : la chose s’était rapprochée. Il ne doutait plus maintenant que quelque chose faisait bouger les arbres, et que cette chose s’était déplacée. Paralysé par la peur, il regardait fixement les branches folles en essayant de deviner une forme qui lui eût permis de savoir ce que c’était, homme ou animal.

Puis l’arbre cessa brusquement de bouger. Il resta tendu de tous ses nerfs à attendre un bruit ou une lumière, quelque chose. Mais il n’y avait rien d’autre que le silence noir. La forêt semblait même minérale tant elle était immobile et silencieuse.

Un très long moment s’écoula ainsi.

Puis le silence fut rompu par un long cri aigu et inhumain.

Il empoigna son arme et descendit l’échelle à toute vitesse. Il sauta sur le sol, puis entendit au-dessus de lui les feuilles qui s’entrechoquaient. Il leva la tête, et avant même d’avoir pu apercevoir ce qui était au-dessus de lui, il s’effondra sur le sol, un fin morceau de bois en travers de la gorge.

Avril 2013

mercredi 13 février 2013

Budapest



Vous commencerez par remonter la Ráday utca jusqu’à Kálvin tér. Si la place est encore en travaux, elle se conforme déjà entièrement aux standards de l’urbanisme occidental : interconnexion entre le tram et le métro, larges espaces réservés aux piétons, grands bâtiments en verre, enseignes, publicités tapageuses. Vous vous engagerez ensuite sur un grand boulevard : Múzeum körút. Vous passerez alors devant un grand bâtiment néoclassique à la façade ornée d’une colonnade et d’un escalier majestueux, c’est le Magyar Nemzeti Múzeum, le musée national de Hongrie. Les hauts immeubles Art Déco seront gris ou noirs ou entièrement restaurés, ou alors tomberont tellement en ruine que des barrières protègeront les piétons des chutes de pierres. Puis vous découvrirez sur votre droite l’élégante façade de briques, surmontée de deux bulbes dorés, de la Dohány utcai zsinagóga, la grande synagogue, avant de pénétrer par la Dob utca dans le quartier juif, labyrinthe de cours souvent délabrées, d’autres fois transformées en lieux se sorties à la mode. Parfois, vous verrez la brique laissée à nu par la chute du plâtre au pied de la façade d’une vieille synagogue, vous regarderez sa porte en bois noirci par les hivers, et vous vous rappellerez les années de mort dans le ghetto. La neige qui tombera dru aura couvert les trottoirs et les jardins d’Andrássy út. Sur la grande avenue vous retrouverez l’alternance de luxueux et flamboyants bâtiments du XIXème siècle et des ruines qui vous évoqueront la guerre et l’intervention meurtrière des chars soviétiques en 1956. Après avoir longuement marché dans la neige, vous devinerez, au loin dans la brume, la haute colonne, l’archange Gabriel aux ailes déployées, et les statues équestres des héros Magyars d’Hősök tere, dont les manteaux semblent voler dans la brise du matin de leur arrivée dans la plaine de Hongrie. Derrière la place vous pourrez patiner sur le lac gelé, les hauts parleurs vous hurleront dans les oreilles des valses viennoises. Vous vous baignerez ensuite dans une piscine alimentée par une source d’eau chaude, les flocons tomberont sur vos cheveux et y fondront. Vous en sortirez à la fois sereine et épuisée. Sur le quai vous guetterez le métro, massif et rectangulaire, de longues lignes strieront sa carlingue et vous évoqueront les années 1950. Les plaques en aluminium du constructeur seront vissées sur la carrosserie : elles seront écrites en russe.
Février 2013

jeudi 24 janvier 2013

La fin du monde


Ses bottes de chasse aux pieds, chaudement vêtu de son treillis et de sa veste rembourrée, M. Denis se tenait appuyé sur le manche de sa grande pelle à neige. Il regardait le camion de poubelles qui s’avançait précautionneusement sur la chaussée poisseuse. Il salua d’un geste de la main les éboueurs emmitouflés qui vidèrent sa poubelle dans la benne. Ils répondirent à son salut et passèrent à la maison suivante. M. Denis tira quelques bouffées de sa pipe dont la fumée se mêlait à la vapeur de son haleine dans le matin glacial.

Il lui avait fallu plus d’une heure de labeur pour dégager l’allée, l’entrée du garage et sa portion de trottoir de toute la neige qui était tombée pendant la nuit – soit bien quinze centimètres. Il ne voulait pas qu’un passant se cassât une jambe précisément devant chez lui. Avec sa veine, le pire était toujours à craindre.

Il regarda le camion qui s’éloignait lentement, tour à tour suivi et devancé par les éboueurs en blousons multicolores. Puis quelques autos passèrent, au pas. Il avait tout le temps de rentrer. Il profitait de ce début de journée ralenti par le soudain temps d’hiver pour fumer sa pipe, tranquille, sans sa femme pour interrompre le fil chaotique de ses pensées.

Un long frisson le traversa de part en part : il se refroidissait. Il alla chercher la poubelle qu’il rangea dans le garage. Il déposa la pelle à côté. Il suspendit son manteau à la patère, et retira ses bottes qui ruisselaient sur le béton. Il chaussa ses pantoufles et entra dans le couloir.

Il faisait chaud dans la maison. Il y avait cette odeur familière, faite de soupe, de café resté trop longtemps sur la cafetière et de nappe cirée.

- Te voilà, toi ! dit sa femme quand il entra dans le salon.

Mme Denis était une grosse dame aux cheveux bleus frisés. Vêtue d’une robe sans forme, elle repassait du linge en écoutant une émission qui s’échappait d’un petit poste de radio posé sur la tablette de la cheminée.

- Oui, me voilà, répondit M. Denis sans desserrer les dents de sa pipe.

Il se tenait debout, l’épaule appuyée au chambranle de la porte.

- Tu savais, toi, que la fin du monde est annoncée pour le 21 décembre 2012 ? demanda-t-elle mi-ironique, mi-sérieuse.

- Non. C’est quoi, ces conneries ?

- Je viens d’entendre ça à la radio. Ça vient des Mayas, paraît-il.

- Et qu’est-ce qu’il est censé se passer le 21 décembre ?

- Une météorite va s’écraser sur la terre, ils disent.

- Des conneries, répondit-il, méprisant.

- Qu’est-ce que t’en sais, toi ? T’es Maya, peut-être ?

M. Denis leva les yeux au ciel et dit :

- Tu imagines bien que si une météorite devait s’écraser sur la terre dans deux jours, on la verrait déjà arriver sur tous les télescopes du monde ! Dans ce cas, ça se saurait.

- Monsieur a réponse à tout, répondit-elle un peu piquée par le ton de son mari. N’empêche qu’il y a des gens qui y croient.

- Ah ?

- Oui. Même qu’ils se cachent dans des grottes qui seront, paraît-il, épargnées.

- N’importe quoi ! Ça me rappelle les hippies des années 1970 !

- Parce que t’as fréquenté des hippies, toi, peut-être ? C’est bien la première fois que j’entends parler de ça.

Mme Denis éclata de rire, tandis que M. Denis sourit au souvenir de cette jeune femme aux cheveux longs qui voyageait en stop et que son père avait autorisée à dormir dans la grange. Elle avait été fort reconnaissante avec le fiston de la maison. La libération sexuelle avait du bon, quand même, pensa-t-il.

- Eh ! Je te parle ! A quoi tu pensais ?

- A rien, répondit-il en mâchonnant sa pipe.

- Tu parles. Je ne te crois pas. Garde tes secrets, je m’en fiche, va.

Mme Denis plia un torchon et le posa sur la pile de torchons déjà repassés sur la table à manger. Puis elle commença à en repasser un autre. Comme son mari ne se décidait pas à partir, elle lui dit :

- Tu as fini de tout déneiger ?

- Oui. Tout est dégagé. On ne peut pas en dire autant de la rue. Une vraie gouillasse.

- Peut-être que le chasse-neige va passer dans la matinée.

- Peut-être, oui.

- Dis, tu as peut-être autre chose à faire qu’à rester planté là à me regarder repasser ?

Et comme il restait immobile, le regard dans le vague, elle ajouta :

- Eh ! Tu m’entends ?!

- Oui, oui. Je pars, je pars.

M. Denis fit demi-tour, retourna dans le garage, évitant soigneusement la flaque d’eau devant la porte, et se dirigea vers son atelier qui était aménagé dans une grande pièce séparée du reste du garage par un mur de parpaings à nu. Il commença par faire un peu de rangement sur l’établis, l’esprit ailleurs. Il n’aurait pas voulu l’admettre devant sa femme, mais il était assez préoccupé par cette histoire de fin du monde. Il n’y croyait pas positivement, mais tout de même. Si c’était vrai ? Que ferait-il ? Il y avait là de quoi remâcher toute la journée.

- C’est bien un paysan, tiens, marmonnait dans sa barbe Mme Denis. Il part toujours du principe que tout ce qu’on raconte à la radio ou à la télé, c’est que des mensonges pour berner les gens comme nous. N’empêche. Si c’est vraiment la fin du monde, les malins dans l’histoire, ce sont les gens qui vont dans les grottes. Ils seront sauvés, eux. Il faut être bien sûr de soi pour tout quitter comme ça, sa maison, son travail, on ne quitte pas ça sans bonnes raisons. 

Elle n’aurait pas voulu l’admettre devant son mari, mais elle commençait à y croire, elle, à cette histoire de fin du monde. L’argument qui l’avait réellement fait vaciller – le spécialiste de l’émission avait insisté là-dessus – était que c’était déjà arrivé dans le passé : tous les dinosaures avaient disparu ! C’était concret, ça.

M. et Mme Denis passèrent une journée inquiète, chacun préoccupé de son côté de ce qu’il convenait de faire dans cette situation. Comme d’un commun accord, ils se fuirent toute la journée pour ne pas avoir à dévoiler le fond de leurs pensées.

*

M. Denis se retourna pour la millième fois dans son lit. Il regarda l’heure : 2h30. Les insomnies le tourmentaient rarement, il se demandait pourquoi il ne parvenait pas à s’endormir. Il soupira.

- Robert, tu ne dors pas ? chuchota Mme Denis.

- Non, souffla-t-il, agacé. Je n’arrive pas à m’endormir.

- Moi non plus. Je n’arrête pas d’y penser.

- A quoi ?

- A la fin du monde, voyons ! A quoi d’autre ?

- Mais puisque je t’ai dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter !

- Je te trouve bien sûr de toi.

- Si c’était vraiment la fin du monde, on le saurait, sois tranquille.

- Si c’était eux qui avaient raison ? Ceux qui vont dans les grottes ? Qu’est-ce qu’on en sait, après tout ?

- La fin du monde n’est pas pour demain, va. Dors donc.

Un silence ouaté s'installa. M. Denis commençait à sentir l’inconscience s’emparer de son cerveau.

- Pourquoi nous n’irions pas, nous aussi, dans les grottes ? demanda Mme Denis à haute voix.

- Arghhh ! Je commençais à m’endormir !

- Excuse-moi, mais je te rappelle quand même qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Mais si tu t’en fous qu’on meure, dis-le tout de suite !

- On mourra de toute façon, alors demain ou dans dix ans, c’est pareil. Dors, maintenant.
Mme Denis tourna le dos à son mari qui se mit à ronfler.

*

Lorsque le lendemain matin, M. Denis sortit de la salle de bain, se réjouissant par avance de prendre un bon petit-déjeuner avant d’aller fumer une pipe dans le jardin glacé, Mme Denis avait posé une grosse valise sur leur lit et y déposait des vêtements par piles.

- Mais qu’est-ce que tu fais, Simone ?

- Toi, tu fais ce que tu veux, mais moi, j’y vais.

- Où ça ?

- Mais dans les grottes !

- Quoi ?!

- Tu m’as très bien entendue.

- Tu es devenue complètement folle ! Puisque je me tue à te répéter que ce N’EST PAS LA FIN DU MONDE !

- Tu as ton avis, j’ai le mien. J’ai pris ma décision. Je tiens à la vie, moi. Je pars.

- Et tu y vas comment, aux grottes ? demanda-t-il goguenard.

- Avec l’auto, pardi.

- Et moi, comment je vais faire ??

- Puisque tu t’en fous de mourir demain, tu peux bien t’en passer.

- Mais ça ne va pas dans ta tête !

- Pense ce que tu veux, mais laisse-moi préparer mes affaires, maintenant.

M. Denis leva les yeux au ciel et quitta la chambre. Il se dit qu’il n’allait pas se priver de son petit-déjeuner pour ce genre de bêtises, et que sa femme reviendrait probablement à la raison quand elle se retrouverait seule dans l’auto – qu’elle savait à peine démarrer, d’ailleurs.

Il alluma la radio et prépara le petit-déjeuner pour tous les deux. Alors qu’il mangeait une tartine, Mme Denis se présenta à la porte de la cuisine, sa valise à la main et son petit chapeau des enterrements sur la tête. M. Denis se retint de justesse d’éclater de rire.

- Prends au moins un café avec moi, lui dit-il gentiment.

Mme Denis pinça les lèvres, et s’assit à table, toute engoncée dans son manteau.

- Tu es toujours décidée ?

- Plus que jamais.

 - Tu m’abandonnes alors ? Après toutes ces années ? Comme ça, du jour au lendemain ?

- Je ne t’empêche pas de venir avec moi.

Au mot d’apocalypse, tous deux tendirent l’oreille vers le transistor :

« … la meilleure preuve que cette prophétie est fausse est qu’en comptant les jours supprimés du calendrier au Moyen-Age, la fin du monde aurait de toute façon eu lieu la semaine dernière… »

Janvier 2013

mercredi 9 janvier 2013

Villes


Milan. Elle est l’une des agglomérations les plus importantes d’Europe, et pourtant elle est méconnue. Sorte de Gotham City italien, aux boulevards immenses et rectilignes, aux vitrines luxueuses et aux gratte-ciel Art Déco qui se propulsent vers les nuages. Les grands halls de ces résidences chics sont carrelés de marbre et brillamment éclairés. Il faut montrer patte blanche au concierge avant de pouvoir pénétrer dans l’ascenseur.

Trieste. Elle ne peut cacher qu’elle est une ville croupion. Ses monuments pompeux et ses énormes bâtiments municipaux, construits à la gloire de l’unité italienne, ne font pas illusion. Ce ne sont que les parements fanés et hors sujet d’une ville décatie qui essaie de nous amadouer. Car, pour la quitter, on emprunte une autoroute sur pilotis qui traverse de part en part la zone industrielle rouillée et fumante et les quartiers bétonnés, et qui serpente ainsi jusqu’au sommet de la pente, là où est creusé le tunnel qui pénètre en Slovénie.

Ljubljana. Voilà une petite ville de province propre et pimpante. Elle est ceinte de hautes montagnes enneigées. Il y a un château fort sur une éminence, et même un funiculaire pour y monter. Et pourtant les touristes ne s’y précipitent pas. Il faut dire qu’il n’y a rien à y faire. C’est là qu’on été enregistrés mes premiers disques de Chostakovitch, dans cette collection bon marché. Incroyable : cette ville existe vraiment. A l’époque c’était la Yougoslavie et le rideau de fer.

Vienne. Grande – disproportionnée, même – et majestueuse. La quintessence de la capitale européenne : les palais, les constructions du XIXème siècle, les boulevards, les trams. Le seul endroit au monde où l’opéra diffuse des ballets sur écran géant le soir du réveillon, alors que la foule s’éparpille partout dans les rues, déjà ivre. Les valses de Vienne prennent soudain une autre couleur. Et puis il y a Barbara, la cathédrale, le Danube et le Prater. Et on en revient une fois encore à S. Zweig.

Janvier 2013

lundi 17 décembre 2012

Patrick Modiano


Est-ce le destin de certains auteurs d’être des écrivains du dimanche ? Non pas comme on parle de peintres du dimanche, mais parce que notre main est aimantée par leurs livres dans la bibliothèque le dimanche en particulier, quand la luminosité est faible, qu’il pleut peut-être et qu’une longue après-midi d’oisiveté nous attend. Les membres les plus éminents de ce club très fermé sont Jules Verne et Agatha Christie. On pourrait croire que c’est la célèbre flemme du dimanche qui nous pousse à jeter notre dévolu sur eux, car ils ne demandent pas trop d’efforts pour être lus, ils sont un peu comme les pâtes de la littérature, tout le monde les aime, quelque soit la garniture. Avec Patrick Modiano, c’est autre chose. Pourtant lui aussi est définitivement un écrivain du dimanche. Quelque soit le titre que l’on choisit, on monte dans un train en marche, une ligne régulière que l’on fréquente depuis toujours : Paris, les années 1960, une certaine topographie poétique, des personnages si fragiles qu’un souffle suffirait à les faire disparaître. Les romans de Modiano se lisent d’une traite. D’une seule plongée en apnée nous nous retrouvons dans une monde calme, assourdi, où le hasard conduit les âmes comme les poissons un courant entre deux eaux, où le temps ne s’écoule pas de la même façon qu’en surface. Le dimanche, délestés des contraintes du monde, un peu hagards devant tout ce vide, nous sommes le mieux à même de respirer dans ce monde sous-marin. Il y a tout de même un peu de complaisance de notre part à nous émouvoir si voluptueusement de cette atmosphère nostalgique. Nous voudrions presque nous aussi, comme un personnage de Modiano, débrancher le téléphone, faire notre valise et monter dans un taxi pour n’importe quelle porte de Paris. Puis le roman est terminé. Nous allumons le plafonnier de la cuisine et nous préparons le dîner. Il n’y a que dans les romans de Patrick Modiano que les lundis n’existent pas.

Décembre 2012