vendredi 5 août 2022

La basilique de Constantin

Les dimensions de la basilique de Constantin de Trèves sont si peu humaines qu’il semble naturel que son destin fût de devenir une maison de Dieu, ce qui n’est finalement qu’une légère déviation de sa vocation initiale d’aula romaine. Son austérité sied particulièrement à une église protestante : une boîte à chaussures de brique nue, sans contrefort, aux proportions colossales. Les grandes baies se perchent très haut dans les murs, telles les fenêtres barrées des palais espagnols, et font tomber une lumière blafarde sur le sol parfaitement carrelé de dalles de pierre claire et lisse, et sur les bancs de style scandinave, au bois plus clair que celui du plafond qui semble reléguer hors de portée des humains le seul matériau chaleureux du lieu. A une extrémité une marche grise fait office d’estrade, elle est surmontée d’une immense croix en fer ; de l’autre des caissons d’un noir mat – qui font penser à la mystérieuse pierre levée du film L’odyssée de l’espace – s’étagent au-dessus de l’entrée : c’est l’orgue. D’abord on admire, puis on finit par être un peu gêné par une application si poussée du style loft new-yorkais à un lieu de culte. 

Août 2022

lundi 17 janvier 2022

Le cellier

Le garçon dormait profondément lorsqu’une première explosion l’avait réveillé en sursaut. La détonation avait été si puissante qu’il s’était dit que cette fois la bombe était tombée sur son immeuble. Puis il avait constaté que le plafond au-dessus de sa tête était intact. Alors c’est la maison voisine qui a été pulvérisée, avait-il pensé. Il s’était levé, avait pris son sac et avait descendu prudemment les escaliers.

Il y avait déjà plusieurs semaines qu’il dormait tout habillé, incapable de quitter sa chambre, malgré les murs éventrés et les portes arrachées de leurs gonds. L’immeuble où il vivait avec sa famille avait été touché dès la première nuit des bombardements. Cette nuit-là il avait mis un peu de temps à réaliser ce qui était en train de se passer. Ses parents étaient descendus à la cave mettre sa petite sœur en sûreté. Quand il était enfin arrivé au rez-de-chaussée la porte de la cave était restée bloquée par des gravats. Malgré les exhortations des voisins il n’avait pas voulu quitter les lieux et avait passé la nuit recroquevillé dans la poussière, sursautant à chaque explosion, pétrifié d’inquiétude.

Le lendemain, aidé de plusieurs habitants de l’immeuble, ils avaient dégagé la porte et pu entrer dans la cave : ils n’y trouvèrent que des cadavres. Tous ceux qui y avaient trouvé refuge y étaient morts étouffés dans la poussière et les poutres éclatées, tout le rez-de-chaussée s’était effondré sur eux. 

Il avait refusé l’hospitalité que plusieurs personnes qui connaissaient sa famille lui proposèrent. Il était remonté dans l’appartement du 2ème étage et était resté prostré plusieurs jours dans ce qui restait de sa chambre. La faim avait fini par le faire bouger. Il avait fouillé dans les placards, s’était nourri de pain rassis et de fromage. 

 *

Parfois il restait immobile dans sa chambre, incapable de penser à sa situation rationnellement, parfois il marchait dans l’appartement, butant contre les morceaux de moellons, marchant sur le verre pilé dont le bruit lui faisait mal aux dents. Il regardait dehors les immeubles en ruines, les gens fouillant dans les décombres de leurs appartements soufflés, d’autres transportant leurs maigres effets dans de vieilles brouettes rouillées.

Finalement il céda et accepta sa situation. Il fit le tri de ses affaires, il apprit où il pouvait se ravitailler et trouver de l’eau, il mit de côté ce qui avait encore un peu de valeur et pouvait être échangé. Il commença aussi ses excursions à l’extérieur de la ville pour trouver un refuge au cas où l’immeuble deviendrait irrémédiablement inhabitable.

C’est lors d’une de ces promenades qu’il trouva par hasard un ancien cellier dont il comprit immédiatement qu’il était exactement ce qu’il avait cherché. Il avait marché longtemps au hasard dans une forêt encore jeune, aux taillis touffus et avec peu d’espace pour se glisser entre les troncs lisses et flexibles. Il avait fini par trouver la sortie du bois et découvrir une grande prairie qui descendait en pente douce jusqu’au vallon. 

Un promontoire légèrement concave attira son attention. L’herbe y était rase et couvrait une sorte de voûte qui était l’entrée d’un cellier enterré. L’entrée était en partie cachée par des orties, et la pente pleine de cailloux qui roulèrent sous ses pieds quand il s’y laissa glisser. 

Quand sa vue se fut habituée à l’obscurité il constata que l’ancien cellier était totalement abandonné. Il n’y avait aucune trace d’occupation, même lointaine. Le sol en terre battue était en grande partie couvert de feuilles mortes. Les pierres de la voûte étaient bien sèches. Il savait qu’ici il ne risquait pas d’être découvert et qu’il pourrait s’y tenir caché un long moment. Il revint plusieurs fois pour se familiariser avec l’itinéraire et y déposer de la nourriture et de l’eau pour le jour où il aurait besoin d’y trouver refuge.

Au début d’une nuit de bombardements très intenses, il avait compris que si cette fois-ci l’immeuble n’était pas touché, la prochaine serait sans doute la bonne. C’était le moment de trouver refuge dans le cellier abandonné. 

De nombreux immeubles brûlaient, dans la rue des familles entières erraient, hagardes, des bébés hurlaient. Les images de dévastation lui parvenaient par des flashs de lumières des bombes, autour de lui ce n’était que souffrance et dévastation. Il se faufila entre les passants, serrant sa sacoche contre lui, priant pour ne pas être touché par une chute de pierre ou l’éclat d’un obus. Le temps lui sembla long jusqu’à atteindre les limites de la ville et il se perdit dans la forêt. Il trouva finalement sa lisière, courut jusqu’à la plate-forme et se laissa glisser dans la terre et les graviers jusqu’au fond du cellier.

D’épuisement et de peur, il tremblait de tous ses membres, le dos contre la pierre froide, ses genoux sous le menton. La grotte était parfois violemment éclairée par les explosions. Le garçon fixait l’entrée du cellier en espérant qu’aucune bombe perdue ne tomberait si loin de la ville. 

Une explosion plus forte que les précédentes fit légèrement trembler la terre. Sans doute la défense aérienne avait-elle finalement touché un de leurs appareils. Il n’en ressentit ni joie ni peine particulière. Le monde entier lui était hostile, et pas seulement ces vaisseaux étrangers qui bombardaient leur ville depuis plusieurs semaines. Sa personnalité s’était comme dissoute dans le malheur et le vacarme. Il ne ressentait plus rien, ni sa sueur qui glaçait son dos, ni les pierres qui lui meurtrissaient les omoplates, ni la froideur de la pierre qui lui faisait un tombeau contre son dos.

Les explosions finirent tout de même par s’espacer. Le ronronnement des vaisseaux lui resta longtemps dans les oreilles après qu’ils eurent quitté le ciel. Même après que tout le bruit se fut éteint, il resta prostré dans la même position, comme un lapin dans son terrier. Il ne ressentait même pas le soulagement d’être encore en vie. 

 *

La nuit était encore très profonde quand il entendit des halètements près de l’entrée du cellier. Il pensa d’abord à un renard ou à un petit chien, mais les gémissements de douleur et les soupirs ne laissèrent aucun doute sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un animal. Le garçon se recroquevilla encore plus contre le mur du cellier.

Il y eut ensuite le bruit d’un corps qui roule dans le gravier et se reçoit dans un hurlement de douleur sur le sol en terre battue. L’homme qui était tombé s’immobilisa et le silence revint.

Le garçon, terrorisé, passa la nuit à se demander si l’homme était mort ou s’il avait seulement perdu connaissance. Les bombes finirent par cesser de tomber. Le silence revint. Il décela le souffle rauque de l’homme étendu près de lui : il était donc vivant. Sa terreur en fut décuplée, il était pris au piège précisément là où il croyait avoir trouvé refuge.

Au petit jour il put enfin distinguer les traits de l’intrus. Bien que tremblant à l’idée qu’il reprît conscience et le vît, il observa la grosse masse étendue au pied de l’entrée du cellier.

L’homme portait une combinaison de pilote gris fer tachée à de nombreux endroits, marquant les plaies de taches plus sombres que les taches de sueur. Il portait encore ses bottines, une large ceinture de cuir et son arme. La peau de son visage et de ses mains, quoique souillées de poussière, étaient noire comme le charbon et presque totalement glabre. Le crâne sans un cheveu lui sembla particulièrement vulnérable.

C’est donc à ça que ressemblent ceux qui nous tuent depuis des mois, se dit le garçon, fasciné de pouvoir enfin mettre une forme sensible sur cet ennemi mystérieux, dont il n’avait jamais vu que la carapace volante et mitraillante. 

Il ne ressentait pas de haine, seulement une peur profonde teintée de curiosité. Il n’aurait pas eu l’idée de prendre le pistolet à sa ceinture pendant qu’il était encore inconscient et de le tuer.

Il était encore plongé dans son observation quand le pilote bougea et ouvrit les yeux. Leurs regards se croisèrent brièvement. L’immense surprise de se découvrir l’un l’autre était réciproque. Le garçon ne lut aucune hostilité dans ce regard, seulement de la douleur et de la détresse. 

Le pilote se traîna sur le sol en geignant, et quand il eut le dos contre la paroi, il soupira de soulagement. Il chercha le garçon des yeux pour mieux l’observer, mais le garçon restait recroquevillé et fuyait ce regard inintelligible. La curiosité domina finalement et lorsqu’il releva la tête, il vit que le pilote lui faisait signe qu’il avait soif.

Le garçon resta un long moment indécis, puis sortit sa gourde de son sac et la lui tendit. Le pilote était trop faible encore pour boire ou même simplement attraper la gourde. Alors le garçon se leva, déboucha la gourde et s’agenouilla près du pilote. Il versa doucement l’eau entre ses lèvres entrouvertes, lui laissant le temps de déglutir entre chaque gorgée. Le pilote avait très soif, ce moment dura tout le temps qu’il fallut au garçon pour appréhender le corps du pilote. 

Jamais il n’avait vu un corps pareil. Il était véritablement immense et massif, ses mains écorchées étaient les plus grandes mains qu’il n’avait jamais vues, la peau de son visage était parfaitement lisse, sans aucun défaut, il avait de longs cils noirs. La mâchoire était forte et le nez aussi. 

Le garçon était perturbé par cette situation où il était le plus faible et pourtant en position de force. Le pilote le remercia d’un signe de tête et referma les yeux. Le garçon se dressa, l’observa encore un petit moment puis repris sa place de l’autre côté du cellier.

 *

Il faisait maintenant grand jour. Le pilote avait le visage et le haut du corps en pleine lumière. Ses yeux étaient fermés et sa respiration régulière. Le garçon ne pouvait pas ne pas le regarder. 

Depuis l’arrivée du pilote, son refuge n’était plus son refuge. C’était devenu le refuge du pilote, qui portait lui-même la responsabilité de trouver un refuge. En regardant le pilote, l’esprit du garçon rebondissait sur ces trois pointes successivement, incapable de casser cette chaîne en rompant au moins un de ses éléments.

Il se demandait s’il était possible que ce fût lui qui avait lâché la bombe qui avait détruit son immeuble et tué sa famille. Il avait beau le scruter, il ne trouvait pas la réponse à cette question. Il ne parvenait pas à faire le lien entre le déluge de feu et de métal et l’être qui était devant lui. Une seule chose était vraiment certaine : la supériorité physique écrasante du pilote. Il ne savait rien du moment où cette force physique allait se déchaîner, et comme pour toute proie, il n’avait qu’une échappatoire : la fuite.

Il y avait une part de fascination dans le regard aimanté qu’il portait sur le pilote, la fascination de la proie pour son chasseur. On sait que la mort viendra de ce corps, et on le regarde comme si on voulait se l’approprier, s’approprier sa force, se réapproprier son propre moi après le carnage.

Le cou du pilote dépassait largement du col ouvert de la combinaison. Les petites mains du garçon n’auraient pas pu en faire le tour. La pomme d’Adam et une grosse veine laissaient imaginer qu’il était un être vivant malgré tout, qu’il avait des fonctions vitales à protéger. Il avait la sensation, devant son corps si grand, qu’on a quand on a trouvé le cadavre d’un cheval : il semble au sol encore plus hors de proportion que sur ses pattes. Il avait des jambes comme des troncs d’arbre, des pieds grotesques, des mains comme des battoires. Il savait d’instinct qu’il aurait pu lui rompre le cou comme à un simple lapin.

Ses blessures ne semblaient pas avoir vraiment atteint sa force. Il avait survécu au crash de son appareil. Avait-il eu le temps de s’éjecter ? La différence entre leurs deux situations s’était malgré tout réduite. Il avait été abattu.

Le pilote pivota sa tête. Le garçon sursauta, mais il ne s’éveilla pas. Ses yeux étaient fermés et sa respiration régulière.

 *

L’après-midi était déjà bien entamée lorsque le pilote se réveilla. Le garçon le regardait fixement lorsqu’il ouvrit enfin les yeux. Il sembla mettre un peu de temps pour se rappeler la situation. Il ne marqua aucune surprise à constater que le garçon était toujours en sa compagnie. Il se racla la gorge et toussa.

Le garçon surmonta sa peur et s’approcha à nouveau de lui pour l’aider à boire. Le pilote exprima sa reconnaissance en clignant des yeux.

En ayant l’intuition que le pilote avait faim, il réalisa qu’il avait lui-même très faim. Il alla chercher les gâteaux secs qu’il savait trouver dans sa sacoche. Il en mangea un pour lui-même, puis reprit sa position agenouillée près du pilote. Il approcha un gâteau de la bouche du pilote qu’il croqua de ses dents très blanches. Il se mit quelques miettes sur le menton que par réflexe le garçon fit tomber. En touchant sa peau il eut un geste de répulsion, comme quand on découvre un insecte sur son bras. Le pilote ne sembla rien remarquer et continua à mastiquer en silence. Il réclama un deuxième gâteau que le garçon l’aida à manger de la même manière.

Le visage glabre à l’exception des cils et des sourcils, semblait extrêmement bizarre au garçon. Ses lèvres étaient encore plus sombres que la peau de son visage, si c’était possible. Il frissonnait un peu quand ses yeux se fixaient sur son visage au-dessus du sien. Il ne savait comment interpréter cette absence d’expression. Il avait l’impression de donner la becquée à un fauve, comme si le moindre geste pouvait déclencher une attaque foudroyante. 

Le pilote fit un oreiller de ses bras et, après un dernier signe de reconnaissance, se rendormit. Le garçon se dit que c’était le moment d’aller aux nouvelles et de compléter le ravitaillement.

 *

La ville n’était plus qu’un tas de cendres fumantes. Le garçon se fraya difficilement un chemin parmi les éboulis et les cadavres qui n’avaient pas encore été ramassés de la nuit précédente. Il retrouva son immeuble éventré mais encore debout. Il fourra dans un grand sac tout ce qu’il trouva de comestible dans les décombres et quitta les lieux après avoir jeté un dernier regard à l’appartement familial.

Quand il revint au cellier il trouva le pilote assis en tailleur devant l’entrée du cellier. Il avait retiré sa combinaison et portait une sorte de de caleçon long et un maillot de corps qui moulait son torse et ses bras. Il accueillit le garçon d’un sourire timide.

Le pilote se releva et lui montra la gourde pour lui faire comprendre qu’elle était vide. Le garçon eut un moment de crainte en le voyant debout, le corps du pilote était encore plus gigantesque et intimidant debout. 

Le garçon lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent un moment dans un fourré assez dense avant d’atteindre une clairière au milieu de laquelle coulait un ruisseau. Le pilote s’agenouilla pour boire directement à la rivière, utilisant ses grandes mains comme une coupe, pendant que le garçon remplissait méthodiquement leurs gourdes.

Le pilote se releva et fit quelques pas le long du courant avant de trouver un trou suffisamment profond pour s’y baigner. Il se déshabilla et le garçon s’assit dans l’herbe en lui tournant le dos. Au bout d’un moment de silence, il se tourna pour voir si le pilote avait terminé de se laver. Il eut le temps de le voir sortir de l’eau, la peau glabre des pieds à la tête, et brillante dans les rayons de soleil. La comparaison avec un fauve lui sembla plus pertinente que jamais. Le pilote se rhabilla et ils retournèrent au cellier.

 *

Le garçon s’assit devant l’entrée du cellier, déballa le maigre ravitaillement qu’il avait pu glaner. Il ouvrit une première boîte de conserve qui dégagea une odeur un peu fade, mais comestible. Le pilote sortit du cellier et s’assit à côté de lui. Le garçon lui tendit la boîte avec une fourchette plantée dans la nourriture indéterminée et ouvrit une autre boîte pour lui-même. 

Il se demanda une fois encore s’il avait raison ou bien tort d’agir comme il le faisait. Le pilote était assez fort pour s’occuper de sa survie lui-même, et même qu’il mourût, cela l’indifférait totalement. Il était maintenant immunisé contre le monde extérieur. Il n’avait même plus d’avis sur la présence et ou l’absence du pilote. Le hasard seul les avait rassemblés. Le pilote n’était pas menaçant mais était sans aucun doute dangereux. En partageant ses maigres ressources avec le pilote, le garçon assurait sa sécurité – voilà ce qu’il pensait.

La fourchette semblait minuscule dans les mains du pilote, qui eut tôt fait d’engloutir toute la boîte, tandis que le garçon prenait son temps pour manger. Le garçon se demanda si dans ces armées-là on retournait chercher les blessés, et si le pilote n’attendait simplement pas ses camarades. Soudain le garçon eut peur d’être trouvé à ses côtés par les soldats ennemis. 

Le pilote tendit le bras pour attraper la gourde. Le garçon, qui n’avait pas anticipé le geste assez vif, sursauta. Le pilote comprit la peur qu’il avait provoquée et lui jeta un regard gêné. Le garçon détourna le regard. Il ne voulait rien savoir, rien avoir à faire avec ce que pensait le pilote.

Ils terminèrent le repas en silence, le garçon profondément retiré en lui-même. Il se leva ensuite pour cacher dans le cellier les reliefs de leur repas. En ressortant, il réalisa que le pilote, couché sur le côté, s’était mis à ronfler.

Il osa alors le regarder plus longuement. Le tissu de sa sous-combinaison lui collait au corps, taché à de nombreux endroits par la sueur. Sa cage thoracique s’élevait et s’abaissait lentement, sa main pendait sur le côté. Le garçon fut une fois de plus étonné du contraste entre la force colossale que ce corps dégageait et sa vulnérabilité présente. Les rayons du soleil dans les feuilles dessinaient des motifs sur son vêtement, parfois même de petits éclats de lumière faisaient briller une partie de son visage. Ses paupières se mettaient alors à cligner légèrement. 

Il s’allongea à son tour. Il se demanda ce qu’il allait faire maintenant. D’ici peu le pilote serait totalement remis de ses blessures, il pouvait alors devenir menaçant. Les vêtements du pilote dégageaient une odeur désagréable. Il devait partager ses vivres avec lui. Il semblait trouver naturel que le garçon fût à son service, pourtant il ne lui devait rien. Le pilote pouvait bien maintenant se débrouiller seul. 

N’étant pas de taille à le déloger de son abri, il savait que s’il voulait être débarrassé de lui, il devait lui abandonner son abri. Et cela le révoltait.

Il en était là de ses réflexions quand il entendit une forte détonation. Une bombe était tombée tout près. Le garçon se redressa, tétanisé par la peur, le pilote se réveilla, prit le garçon sous son bras et dévala l’entrée du cellier, le garçon contre lui, protégé par son corps immense comme une carapace.

La terre tremblait par vagues, la poussière remplissait le cellier, les pierres de la voûte semblaient être prêtes à se dessouder. Malgré la peur, l’esprit du garçon butait contre cette étreinte inattendue, son mélange de surprise, d’inconfort et de reconnaissance. A chaque détonation le pilote le serrait un peu plus contre lui qui tremblait de tous ses membres, sa large main sur son cœur lui écrasait la poitrine. Il ne parvenait pas à s’abandonner totalement à ce corps qui lui sauvait sans doute la vie.

Ils restèrent ainsi plusieurs heures. La nuit tombait quand le silence se fit enfin.

Aucun des deux ne bougeait plus. Le garçon entendait tout contre son oreille la respiration régulière du pilote. Il ne savait comment se défaire du corps du pilote. Il avait beaucoup trop chaud, était en sueur. Le pilote comprit finalement et desserra ses bras. Le garçon se leva. Il sortit sur le seuil du cellier. 

Un vent léger s’était levé. Il retira sa chemise et son pantalon trempés et laissa le vent sécher lentement sa peau. Peu après il sentit la présence du pilote derrière lui. Lui aussi s’était déshabillé et se faisait sécher dans la brise. 

Ils n’avaient sans doute pas connu de sensation aussi agréable depuis longtemps. Ils avaient survécu. Au loin à l’horizon les bombes continuaient à tomber et faisaient des éclats de lumière. C’était beau, c’était lointain. Le lendemain n’existait pas.

Après un moment, le pilote s’éloigna en direction d’un bosquet. Le garçon l’entendit longuement uriner. Il continuait à regarder les éclats de lumière, incapable du moindre mouvement, il s’accrochait de toutes ses forces à la sensation de sa peau qui séchait.

Le pilote revint et se dirigea vers le cellier. Il l’entendait fouiller dans leurs affaires, puis il remonta à l’extérieur. Il tendit la gourde au garçon. Quand il comprit que le garçon était incapable de la prendre, le pilote prit le menton du garçon dans sa paume, desserra sa mâchoire, pencha sa tête en arrière et versa délicatement de l’eau dans sa bouche. Au bout de plusieurs gorgées, le garçon reprit réellement vie.

Ils s’assirent tous les deux pour manger. Le garçon avalait difficilement. Il mâchait les biscuits sans réussir à les avaler. Il se mit à trembler de froid. Le pilote retourna dans le cellier chercher une couverture dont il l’enroula. Il s’assit derrière lui pour le réchauffer. La fièvre finit par tomber et le garçon par s’endormir dans les bras du pilote.

Lorsque le pilote se réveilla le lendemain, le garçon était levé et préparait ses vêtements qui avaient séché dans la nuit. Il lui fit comprendre qu’il partait à la recherche de ravitaillement. Il sortit du cellier et s’engagea dans le bois.

Des zones entières de la forêt étaient hachées menu. Il semblait qu’une taupe géante en avait soulevé des pans entiers, levant les racines, enchevêtrant les troncs, mettant les arbres sens dessus dessous. Le garçon se perdit et la matinée était déjà engagée lorsqu’il atteignit les faubourgs de la ville. Là aussi le paysage était méconnaissable : plus une seule maison n’était debout et le silence était total dans les décombres. Il comprit qu’il n’aurait servi à rien de s’engager dans les ruines – au risque de se faire agresser – alors qu’il n’y avait sans doute plus rien du tout à glaner. Il fit demi-tour et revint au cellier.

Le pilote était assis en tailleur devant l’entrée. Il comprit en le voyant revenir les mains vides. Le garçon s’assit près de lui et ne dit rien, il n’avait plus assez d’énergie pour être désespéré.

Le pilote se leva et alla lui chercher dans le cellier la gourde et le peu de nourriture qui leur restait. Le garçon mangea le tout sans même penser qu’il aurait pu en économiser une partie. 

Une vibration dans l’air l’interrompit dans sa bouchée. Le pilote se leva et dirigea son regard vers une tache noire dans le ciel. Le garçon leva les yeux à son tour et comprit que ce que le pilote avait attendu était enfin arrivé.

L’appareil se posa dans la clairière face à eux. Il était fait d’un métal très noir et émettait un puissant bruit de souffle. Le pilote se leva, retourna dans le cellier et en ressortit avec sa combinaison complète et son arme. Le garçon n’osait pas bouger, tétanisé par la peur de cet engin qui avait semé la mort et la destruction depuis des semaines. 

Le pilote lui fit face, posa un moment la main sur l’épaule du garçon et lui jeta un dernier regard de reconnaissance, puis il se dirigea vers le vaisseau, une trappe s’ouvrit dans laquelle il se glissa. Il fit un signe de la main au garçon, puis la trappe se ferma et l’appareil disparut dans les nuages.


Juin 2021

vendredi 22 mars 2019

Lucca


Lucca a étrangement transformé sa grande muraille de protection en une espèce de promenade surélevée, renversant ainsi sa fonction initiale : on ne surveille plus l’ennemi qui arriverait de l’extérieur, mais on regarde vers l’intérieur. Les promeneurs du dimanche observent maintenant la ville entière, glissant des yeux curieux à l’intérieur des maisons et le long des rues, marquant dans la structure même de la ville son intérêt très fort pour elle-même. A l’intérieur de ce cercle, il y a un autre cercle, celui de ces maisons construites à l’intérieur même de la structure de l’ancien amphithéâtre romain, conservant sa forme elliptique fermée, et montrant à leurs façades les anciennes pierres, témoins bavards d’un passé révolu depuis deux millénaires, dans une synthèse des temps parfaite, à la fois permanence et intrication des Temps.

Mars 2019

Pise


Ce qui saisit, lorsqu’on découvre l’ensemble architectural de la Piazza del Duomo de Pise, c’est l’impression de s’être égaré sur le tapis de jeu vert émeraude d’un bébé géant : il y a là deux cylindres parfaits, l’un en longueur, le campanile, le second plus ramassé, le baptistère ; deux parallélépipèdes : la cathédrale et le Camposanto. L’espace est vaste entre chacun de ces monuments, ils sont parfaitement individualisés. Le mur du Camposanto, d’un blanc brillant, à peine décoré d’arcades simples, fait un contraste géométrique visuellement brutal avec l’étendue de gazon et constitue une œuvre presque abstraite, une quintessence tellement parfaite que Pasolini a choisi de filmer devant ce décor des personnages antiques. Dans sa Médée ce mur c’est Corinthe, symbole de l’éternelle supériorité de la civilisation sur la barbarie. Et comme un chef d’œuvre ne peut jamais être totalement parfait, un coup d’œil de côté vers la lente, et assez ridicule, chute de la Tour suffit à rappeler l’éternelle faillibilité humaine.

Février 2019

vendredi 2 novembre 2018

Anton Bruckner et Thomas Hardy

C’est en écoutant la 8ème symphonie d’Anton Bruckner, jouée par le London Symphony Orchestra et dirigée par Simon Rattle, que j’ai eu pour la première fois l’intuition que la jouissance que j’avais de la musique de Bruckner était de la même nature que celle que j’avais à lire les romans de Thomas Hardy.

Il paraît impossible de comparer des symphonies et des romans, qui sont des œuvres d’art de natures bien trop différentes – et pourtant. J’aime A. Bruckner et Th. Hardy de la même manière. L’un et l’autre font partie de ma vie intime depuis que j’ai atteint l’âge de me former mes propres goûts. L’un et l’autre sont, pour moi, comme des paysages familiers et aimés, des paysages qu’on peut se passer de voir pendant des années, mais qui restent ancrés en soi, sans qu’ils représentent un poids ou une nostalgie. Quand j’écoute une symphonie de l’un, ou que je me plonge dans un roman de l’autre, je sais très exactement ce que je vais y trouver, ce que je vais ressentir – et cependant ils ne sont pas lassants. Ils composent simplement chacun une de ces nombreuses couches sédimentaires qui, entassées les unes sur les autres, composent ma vie intérieure.

Th. Hardy perpétue, en leur donnant un sérieux et une profondeur d’adulte, mes rêveries d’enfant : l’univers britannique de Sherlock Holmes, la période victorienne et son esthétique si spéciale, élégante, mystérieuse et attirante. Quand j’écoute une symphonie d’A. Bruckner, il me semble reconnaître les mêmes chemins blancs qui parcourent la campagne, suivant les accidents du terrain, marqué par des générations immémoriales, baignant dans une superbe lumière d’automne, le rythme marqué par les clous des chaussures sur les cailloux et le bout en fer du bâton de marche.

Et si je remonte encore une couche sédimentaire, il y a Virginia Woolf, la grande passion de mes vingt ans, qui ne m’a jamais quittée, que je lis et relis, encore et toujours. J’ai ouvert pour la première fois un livre de Th. Hardy parce que V. Woolf en a été une lectrice passionnée. Elle a écrit sa notice funèbre, elle l’a lu et relu toute sa vie. La description de sa visite chez lui en juillet 1926 dans son journal est extrêmement émouvante. Sans doute a-t-elle, elle aussi, longuement rêvé de cette vie rustique décrite à longueur de pages par Th. Hardy, de cette campagne et de cette forêt idéales, et de toutes les passions violentes dont elles étaient l’écrin.

Ils avaient tous les deux le même rapport à la nature, un rapport plein de modestie, d’amour simple. Selon moi, leur art est à tous deux un art non intellectuel, un art qui stimule l’imagination, qui provoque des émotions aussi simples que leur propre rapport à la nature. Si on veut de la stimulation intellectuelle, il faut aller voir ailleurs. Ils ne sont ni G. Mahler, ni Th. Mann. Ne leur en déplaise, pourrait-on même dire. En cela je les considère tous deux comme des artistes imparfaits, et les aime pour cette raison même. On retrouve dans leurs œuvres les mêmes faiblesses de composition, les mêmes moments scolaires, les chromatismes, les longueurs infernales, les mêmes faiblesses d’homogénéité ; suivis de moments sublimes, exaltants, éblouissants comme aucun autre artiste dans leur domaine n’en a créés.

Tous deux ont commencé à créer tard dans leur vie. Tous deux traînent derrière eux des tombereaux d’œuvres ratées, oubliées, cachées. Tous deux n’ont pas été reconnus de leur vivant pour ce qu’ils considéraient comme leurs vraies œuvres : c’est comme organiste qu’A. Bruckner était adulé de son vivant, ses symphonies étaient considérées comme ennuyeuses et sans intérêt. Quant à Th. Hardy, c’est en tant que feuilletoniste qu’il a acquis une renommée mondiale, ses Dynastes, interminable tragédie en vers sur les guerres napoléoniennes – dix neuf actes, cent trente et une scènes – ont été si mal reçus à leur parution qu’ils n’ont même plus été retraduits depuis les années 1930.

C’est assurément divertissant de comparer leurs natures conservatrices et frileuses, tous deux ont essayé de reproduire un même idéal de classicisme, tous deux ont eu les plus grands comme modèles, et pourtant tous deux n’ont progressés dans leur art qu’avec un labeur de chaque instant – aucun des deux n’étant doué de naissance. Toutes leurs œuvres ont été influencées par leur formation première : alors que chez A. Bruckner l’organiste, les thèmes de se symphonies sont autant de piliers de cathédrales, chez Th. Hardy l’architecte tous les personnages sont autant de voix qui se superposent et créent une harmonie. Tous deux ont travaillé et repris leurs anciennes œuvres jusqu’à un âge avancé. Et néanmoins tous deux ont innové, ont créé des formes nouvelles, ont ouvert des portes aux artistes qui les ont suivis (G. Mahler pour A. Bruckner, V. Woolf pour Th. Hardy) et cela quasiment à leur insu.

Sans doute que tous les créateurs ont des points communs, A. Bruckner et Th. Hardy ne font pas exception. Chez les deux hommes, c’est le même foisonnement de sensibilité, une sensibilité extraordinaire, qui va avec le même besoin extrêmement puissant de maîtriser ce chaos des sentiments et de l’exaltation par la rigueur, le travail et la discipline. C’est ce qui explique sans doute en partie la tonalité laborieuse de certaines de leurs œuvres, quand le résultat n’était pas à la hauteur de leur sensibilité extrême, leur côté laborieusement démonstratif.

Est-ce aussi qu’on entend dans leurs œuvres un même rapport à l’amour ? Tous deux se sont enflammés – et A. Bruckner parfaitement en vain – pour les jeunes filles, tous deux pris dans une quête stérile de l’éternel féminin. En plus d’une condition sociale assez proche, tous deux connaissaient aussi la même tension entre leurs parts citadines et campagnardes, et tous deux sont absolument inséparables des lieux qui les rattachent : Sankt Florian pour A. Bruckner, le Wessex pour Th. Hardy. Des points communs concrets, on en trouve aussi entre eux.

Toutefois ce qui me semble la parenté la plus évidente entre eux est qu’ils possèdent le même mode d’activation artistique : tandis que chez Bruckner le travail de composition se rapporte essentiellement à un processus de découverte progressive et d’accumulation, la plupart des romans de Th. Hardy commencent par la description d’un personnage qui marche sur une route et que l’on va accompagner tout au long des méandres de son cruel destin.

Il semble donc finalement naturel que la jouissance des romans de Th. Hardy et de la musique d’A. Bruckner soit de la même nature – et ce n’est faire injure ni à l’un ni à l’autre de ces grands artistes, qui n'ont sans soute jamais entendu parler l'un de l'autre, que de le constater.


lundi 5 mars 2018

Venise


On cherche longtemps à Venise quelque chose qui dépayse vraiment l’œil, quelque chose qu’on n'a pas encore l’impression d’avoir vu mille fois, tant on a accumulé sans le savoir dans sa mémoire des clichés en quantités industrielles de cette ville trop filmée, trop photographiée. La ville, pourtant sublime, est quasiment invisible sous le kitsch des fantasmes à petits sous, des gondoles en plastique, des affreux masques à plumes, des capes et des tricornes. Tout cet attirail à touristes s’est constitué bien avant le tourisme de masse, cela fait maintenant longtemps que cette ville à la fois attire et décline. On se demande bien comment une vie normale peut s’épanouir dans cette ville close sur elle-même, pleine de culs-de-sac, uniquement reliée, comme un malade à sa sonde, à un cordon ferré et autoroutier. Adolescent, j’avais pourtant adoré découvrir, déclinés dans leur équivalent flottant, tous les véhicules urbains familiers : bateau-de-poubelles, bateau-ambulance, bateau-benne, bateau-taxi, bateau-bus. Ce ne sont finalement que des éléments d’un décor qui se meurt. Je pensais prendre plaisir à parcourir cette ville sans automobiles, mais cela finit par être lassant d’être toujours ramenés aux mêmes ruelles encombrées par les touristes et bordées des mêmes boutiques d’articles de souvenirs. Comme m’ont manqué les boulevards qui poussent hardiment à découvrir la ville sur des kilomètres et des kilomètres, et qui portent en eux la possibilité d’un ailleurs.  Quelle sensation d’emprisonnement dans toute cette horizontalité ! Comment s’enraciner ici, où il n’y pas d’Histoire ancienne – seulement un baroque frelaté que je déteste –, pas de vraie vie, pas d’arbres, pas de jardins ? Un lieu toutefois a parfaitement tenu ses promesses : le Lido et son boulevard de la plage totalement vide, son Grand Hôtel des Bains à l’abandon, le vent polaire dans les pins parasol, le ciel gris qui se confond avec le vert pâle et sale de la mer, le sable durci par le froid, les installations balnéaires rouillées. Alors bien sûr, il y a l’extraordinaire Grand Canal, les mosaïques éblouissantes de la basilique Saint-Marc, les palais, les pontons, toute cette nostalgie et tous ces grands personnages. J’ai aimé voir tout cela en vrai. Mais ai-je envie de les revoir ? Ce que je suis certain, en revanche, de vouloir revoir, c’est le soleil se coucher sur Florence, les cerisiers en fleur des collines de Bologne – et Rome se préparer au soir depuis la promenade du Janicule.

Mars 2018

lundi 20 novembre 2017

Le réfugié


Il est contre la fenêtre, assis bien à sa place. On devine au premier coup d’œil qu’il n’est arrivé que depuis très peu de temps. Ses vêtements sont propres, mais de mauvaise qualité, aux couleurs désaccordées. Il est évident que tout ce qu’il possède, il l’a sur lui. Il n’a pas un beau visage, il n’est pas laid non plus. Dans les rues du Caire ou de Damas, rien ne le distinguerait de tous les autres jeunes hommes oisifs, indigents et sans espoir. Sauf que lui est parti – et est arrivé. Il regarde les autres passagers du RER comme s’il voulait percer un mystère. Tout est nouveau et intimidant pour lui, mais il fait bonne figure. Il farfouille dans son petit sac à dos donné par une institution humanitaire. Il en sort une enveloppe dont on voit qu’il la trimballe depuis des semaines, peut-être des mois. Il en tire soigneusement une feuille toute cornée. L’adresse de son oncle à Paris ? L’assurance de commencer une nouvelle vie ? Ce trajet qui, pour la plupart des gens, est une corvée dont on souhaite qu’elle se termine le plus vite possible, pour lui c’est le premier moment où il est simplement comme tout le monde.

mercredi 8 février 2017

La jeune fille du fast-food

J’avais moi aussi pris un peu de temps pour choisir ma place. Je m’étais finalement décidée pour une banquette qui faisait face à la grande baie vitrée. De ma place, je pouvais voir une partie de l’immense parking où j’avais garé ma voiture. Je conduisais depuis tôt le matin, j’étais fatiguée et je n’avais pas hésité quand j’avais vu au loin l’enseigne du fast-food. J’étais certaine d’être vite servie et vite repartie.

Je m’étais frayée un chemin au milieu des adolescents qui fréquentaient en nombre le restaurant. Ils n’avaient aucune hostilité vis à vis de moi qui pouvait sembler un peu vieille pour ce genre de lieu, non, simplement je n’existais pas pour eux. Ils criaient, se chamaillaient, s’interpelaient à distance. Finalement cette agitation me faisait du bien, même si je n’aimais pas beaucoup être secouée. Elle me stimulait et me sortait à bon escient de la solitude concentrée dans laquelle je me trouvais depuis toutes ces heures passées dans l’auto.

Cette partie du restaurant était un peu à l’écart, plus calme, c’est la raison pour laquelle je m’y étais engagée. J’avais terminé de manger mon hamburger. Sur mon plateau, il restait la boîte en carton souillée de gras et d’un filament de salade, les boules que formaient les trois serviettes microscopiques en papier dont je m’étais servie pour m’essuyer les doigts. Je sirotais mon café qui était déjà tiède, mais que je faisais durer pour ne pas déjà repartir.

Elle entra dans mon champ de vision par la gauche. Immédiatement je compris qu’elle était différente. Elle était ce qu’on appelle une jolie jeune fille. Elle se tenait debout, son plateau qui contenait un tout petit café à la main, hésitante. Elle portait une robe noire toute simple, elle était si jeune et si parfaite qu’on savait en la voyant qu’elle serait jolie quelques soient les vêtements qu’elle eût sur elle. Elle portait aux pieds des chaussures à talon qui faisaient très « dame » et détonnaient sur elle. Sur sa poitrine était épinglé le badge du grand magasin de vêtements pour lequel elle travaillait.

Elle finit par s’asseoir sur la banquette opposée à la mienne, juste sous la baie vitrée. Elle s ‘était assise de biais, les jambes croisées. Ses yeux étaient extrêmement clairs et son visage si gracieux et avenant. Je sentis instinctivement que sa solitude était immense. On lisait sa vie toute simple sur son visage et sur sa mise : la pauvreté, le travail inespéré, comme une première marche vers la vie normale, vers une sorte de rédemption. Le décor triste des zones commerciales, la vie de banlieue, l’autobus bondé de 7h du matin, la patronne tatillonne, les retours tristes le samedi soir après le travail.

Elle s’était tournée vers ses voisines, un bébé accompagné de sa mère et de sa grand-mère. Elle dévorait l’enfant du regard. Je compris pourquoi elle avait choisi cette place. Au bout de quelques minutes, elle n’y tint plus et noua conversation avec les deux femmes. Il y avait du bruit, et je n’entendis pas tout. Elle les aborda en demandant l’âge du bébé. Elle aussi avait une petite fille de cet âge, leur dit-elle. Elle leur parla aussi de son travail, expliquant qu’elle l’aimait beaucoup, qu’elle aimait « orienter le choix » des clientes. Elle semblait étrangement réciter les mots d’un rôle, elle était si jeune et jouait à l’adulte.

J’étais fascinée par elle et ne parvenait plus à détacher les yeux d’elle. Il me semblait voir tellement clair en elle, j’avais l’impression de suivre scène après scène l’histoire heurtée de sa vie. La naissance dans une famille très pauvre. Le père au chômage. La mère femme de ménage. Le père qui frappe femme et enfants de temps à autre pour se réconcilier avec sa virilité. L’enfance triste. La vie qui possède enfin des couleurs quand elle rencontre son premier amoureux. Sa naïveté, sa franchise, son intégrité, sa confiance quand elle a accepté ce qu’il proposait. Puis très vite la grossesse. La fin de l’école. La famille qui ne l’aide pas. L’accouchement dans la solitude. Le foyer de jeunes mères. Puis ce travail. Très vite un appartement pour elle et sa fille, rien que pour elle et sa fille. Cette volonté opiniâtre de s’en sortir coûte que coûte. Le retour à la dignité.

Et finalement ce moment si émouvant, si secret dont j’étais le témoin : ce jour où elle pouvait pour la première fois s’extraire d’elle-même, parler d’elle sans larme, forte de toutes ses victoires contre le mauvais sort et aller vers les autres.


C’est toute sa vie que je lus quand elle s’assit en face de moi – sa vie, ma vie.

Janvier 2017

lundi 14 novembre 2016

Sainte-Cécile


La rue des Bateaux ne possède pas de trottoirs, mais de larges bandes de gazon séparent les clôtures et les haies de la chaussée – sur laquelle passent de toute manière que peu d’automobiles. Les maisons, presque toutes blanches, semblent tout droit sorties d’une bande dessinée belge des années soixante, leurs formes sont simples, les traits sont nets, avec pour seule originalité un arrondi ou un toit de chaume. Les pins ont poussé dans ces jardins de la classe moyenne à sa naissance, le tapis de feuilles d’un jaune lumineux, les bosquets fanés leur donnent un charme désuet sous le vif soleil automnal. Dans ce silence de lundi la station balnéaire semble presque abandonnée, la plupart des volets sont fermés, on entend la mer qui est au bout de la rue, invisible pourtant. Qu’est-ce qui distingue pour moi à ce point Sainte-Cécile du reste des villes de la Côte d’Opale ? Sans doute qu’il n’y a pas de front de mer, pas de promenade parallèle à la plage, pas de parking au pied de façades étirées ; non, à Sainte-Cécile, les façades bétonnées et le parking qu’elles enserrent percent tout droit la dune couverte encore de ses barbelés et de ses blockhaus. Quelques pas et toute la plage immense se déploie sous nos yeux en même temps que la mer verte et grise.

Novembre  2016

jeudi 31 mars 2016

Stockholm





Je me suis rappelé Stockholm comme une ville autrefois visitée – pourtant je n’y étais jamais allé. C’étaient simplement les souvenirs inscrits couche par couche par tous les polars nordiques lus ces dernières années. La géographie de cette ville m’était déjà familière : les bras de mer, les îles qui s’élèvent de quelques mètres et dont la roche noire est saupoudrée de neige, les nombreux ponts qui les relient. Et nimbant ce paysage, la lumière du Nord, ce crépuscule interminable. Quand la nuit noire est enfin là, les réverbères s’allument tout le long des rues et des ponts autoroutiers, la ville brille alors de tous ses feux. Le terminal de ferry égrène ses horaires en grandes lettres jaunes, trois files de voitures attendent sur le quai, le sol est blanc d’une fine couche de neige. Le prochain ferry est pour Turku.











jeudi 1 octobre 2015

La jeune femme en bleu

Soudain Isaure étouffa chez elle. Il était tard, c’était même déjà l’heure la plus profonde et la plus noire de la nuit. La petite lampe de bureau, seul point de lumière de la pièce encombrée, lui donnait la migraine. Elle éclairait sa solitude d’une manière insoutenable. Il y eut soudain trop de silence, trop de concentration, trop peu d’espace autour d’elle.

Elle remit ses bottines, enfila son manteau d’hiver, enroula son écharpe autour de son cou et dévala les huit étages.

Elle inspira profondément pendant que la porte de l’immeuble claquait dans son dos. Le froid était mordant. On ne voyait pas les étoiles – trop de réverbères dans la ville. Sans réfléchir, elle prit à droite et descendit la rue jusqu’au fleuve. Elle s’accouda un moment au parapet de pierre. Sur l’autre rive, les automobiles roulaient lentement les unes derrière les autres, tous feux allumés.

Etait-ce l’espace dégagé des eaux ? Etait-ce l’idée d’une embouchure, d’une plongée large, lente, dans l’océan, vers l’horizon infini ? Sa poitrine s’était dégagée, elle se sentait déjà mieux, moins empêtrée dans sa vie.

Il faisait froid sur le quai, ses pieds et ses jambes réclamaient du mouvement. Son esprit aussi, ainsi que de cette délicieuse sensation de pilote automatique nocturne, se laisser glisser le long des façades noires, sur les trottoirs déserts, le silence parfois interrompu par un véhicule roulant au pas, dans lequel deux silhouettes aux regards inexpressifs étaient immobiles l’une à côté de l ‘autre.

Elle marcha, marcha, jusqu’à s’oublier, jusqu’à oublier où elle était. Dans cet état de quasi hypnose, elle fut attirée comme un éphémère par l’enseigne violemment lumineuse du Hot Popcorn.

Une femme grasse, perchée sur une chaise haute, engoncée dans son comptoir, fronça les sourcils et lui jeta un regard perçant. Isaure lui donna son obole et obtint en échange un petit ticket de papier bleu qui ressemblait à un vieux ticket de cinéma des années 1940. Puis elle franchit le portique, poussa un rideau de velours très épais et entra.

Elle resta d’abord immobile au centre d’une large rosace de faïence blanche et noire, comme frappée de stupeur. Tout le long du vaste périmètre circulaire autour d’elle, se succédaient des vitrines de taille identique, mais aux fonds lumineux variés. A chaque étage de cette étrange cylindre se répétait cette succession de fenêtres dans lesquelles se découpaient des silhouettes et qui formaient comme un alphabet de la disgrâce. Il semblait à Isaure être entrée à l’intérieur d’un kaléidoscope. Des  escaliers épousant la courbe des balcons donnaient accès à chaque étage, et formaient une immense spirale qui se perdait dans la nuit d’une coupole de verre.

Devant une des vitrines se tenait un vieux couple enlacé, immobile et silencieux. Ils étaient, avec Isaure, les seuls visiteurs des lieux. Isaure s’approcha d’eux et regarda dans la vitrine. Sur un divan rose vif était allongée, nue sous un voile de gaze transparent, une femme si vieille et si maigre qu’Isaure frissonna d’horreur et recula. Elle se dirigea vers une deuxième vitrine où le corps d’une femme sans jambes ni bras était exposé dans toute sa vulnérabilité à plat dos sur une espèce de cheval d’arçon de cuir usé. Isaure recula à nouveau d’effroi, marcha de plus en plus vite le long des vitrines : La femme-pelage… Peau-Morte… Hermaphrodite… La femme-crapeau…

Pour échapper à ce musée des horreurs, elle se rua vers l’escalier, monta à toute vitesse, tourna à perdre haleine, comme aspirée par le sommet de la spirale.

Elle parvint enfin, essoufflée, au dernier balcon circulaire au pied de la coupole. A cet ultime étage, il n’y avait qu’une seule vitrine, une niche transparente dans laquelle se tenait une jeune femme. Elle était assise sur un haut tabouret, les jambes presque totalement tendues et légèrement écartées, les bras le long du corps, dans une robe bleu très court qui moulait parfaitement son buste. Elle avait la tête baissée et ses cheveux cachaient totalement son visage.

Isaure chercha du regard, mais ne trouva pas la pancarte qui l’aurait informée de la disgrâce de la jeune femme en bleu, la seule à ne pas l’avoir terrifiée au premier regard. Elle s’approcha et frappa doucement à la vitre.

La jeune femme en bleu leva lentement la tête, replia ses bras, écarta ses cheveux et les glissa derrière les oreilles. Elle regarda Isaure de ses yeux brillants et translucides comme deux gouttes d’ambre pur. Son visage était pâle, sa lèvre inférieure lui donnant une expression boudeuse. Elle posa ensuite ses mains sur les bords du tabouret et eut un léger frémissement interrogatif au bas du front.

La tête pleine de question – Pourquoi la jeune femme en bleu était-elle là-dedans ? La retenait-on prisonnière ? Pouvait-elle parler ? Lui expliquer ? – et toujours sous le regard attentif de la jeune femme en bleu, Isaure continua à chercher la disgrâce qui l’avait sans doute conduite ici.

Elle regarda les jambes minces, lisses, évoquant la force qui tient, puis les os du bassin qui saillaient sous le tissu épais, le ventre plat, les tout petits seins qui lui firent penser aux couvercles de sucrier de sa dînette de petite fille. La jeune femme en bleu avait la minceur de la flèche qui atteint sa cible et la perce sans hésitation.

Et il y avait cette jolie tête indéchiffrable.

Isaure lui sourit et lui fit signe de la main de la suivre. La jeune femme en bleu hocha la tête, se releva lentement. Il y eut un délicat petit déclic, puis la vitrine s’ouvrit et la jeune femme en bleu marcha vers Isaure, comme un petit fauve amadoué.

Isaure lui tendit la main, la jeune femme en bleu la prit, la serra, l’approcha de ses lèvres. Elles se regardèrent un moment, puis sans relâcher leurs mains, elles dévalèrent la spirale, transformant dans leur vitesse la rosace en hélice. Elles sortirent du Hot Popcorn comme l’air expulsé de l’évent de Moby Dick et ne s’arrêtèrent qu’au fleuve.

Elles s’assirent sur les marches qui descendaient du quai, tout près de l’eau silencieuse.

- Pourquoi ? demanda Isaure en enfouissant la main glacée de la jeune femme en bleu contre son ventre.
- Je suis celle qui ne peut vivre qu’au bord du précipice.
- En quoi est-ce une disgrâce ?
- Les disgrâces n’existent que dans le regard de ceux qui veulent les voir.

Isaure mordilla cette lèvre qui ne voulait cesser de bouder, puis posa son front contre ce cou de faon.

Et la jeune femme en bleu ferma les yeux sur son reflet.


A MR