jeudi 28 novembre 2013

Le Veilleur

Penché en avant, le vieil homme grattait le fond de la poêle pour en détacher les restes noircis des trois sardines de son déjeuner. Ils composeraient le festin de la dizaine de chats qui ondulaient autour de lui, la queue déplumée dressée au-dessus de leurs corps rachitiques. Ils connaissaient ses heures et ses habitudes. A peine sa fourchette frottait-elle la casserole qu’ils accouraient tous comme des petits faunes à travers la végétation ensauvagée du jardin.

Il se releva, souleva la visière de sa casquette et s’épongea le front avec sa manche de chemise. Le soleil n’atteindrait son zénith que dans une grosse heure, mais il tapait déjà fort. Il se dirigea vers la maison et entra par la porte qu’il avait laissée entrouverte.

Sa maison ne comportait qu’une seule pièce qui faisait office de chambre, de cuisine et de salon. Son seul luxe en était le sol couvert de grandes ardoises parfaitement jointoyées et très propres. Une petite cheminée à mi hauteur du mur lui servait à la fois à faire cuire ses aliments et à le chauffer en hiver. Il y avait tout juste la place pour son mobilier : un lit de camp, une petite table carrée, une chaise, un buffet. Une cuvette creusée dans un bloc de roche était disposée sous l’unique fenêtre aux volets toujours fermés. Il y faisait sa toilette et y lavait sa vaisselle. Au-dessus de sa tête de belles grosses poutres, noires comme le charbon, supportaient le toit de lauzes.

Il déposa la poêle noircie au fond de l’évier, puis débarrassa la table des restes de son repas. Il prit un vieux torchon sale pour retirer du feu la petite casserole d’aluminium dans laquelle il avait mis son café à chauffer et s’en versa une tasse. Il attrapa la chaise par son dossier, la mit devant la porte et s’y assit.

La mer semblait aussi lisse qu’un lac, à peine quelques filets d’écume en irisait la surface d’un bleu sombre et intense. Le bruit des vagues en contre-bas était doux et régulier. La brise s’était momentanément arrêtée, seul le bruit de quelques insectes troublait le silence.

*

L’île, presque trois fois plus longue que large, s’étendait d’est en ouest de part et d’autre d’une chaîne de montagnes élevées. Au nord de hautes falaises tombaient à pic dans les flots, tandis qu’au sud les pentes raides étaient aménagées en terrasses depuis des temps immémoriaux. La maison du vieil homme avait été bâtie sur l’une d’elles par un ancêtre dont le nom s’était perdu. Il y vivait seul depuis que, tout juste sorti de l’enfance, son père l’avait chargé d’entretenir ce lopin de terre sèche et de récolter les fruits qu’il fournissait chaque année.

Il avait obtempéré sans broncher ; on ne discutait pas les ordres de son père. Il s’était acquitté de son devoir avec application. Le chef de l’exploitation familiale n’avait jamais eu à se plaindre de son travail et les années avaient passé. D’abord son père, puis sa mère, puis ses sœurs, tous étaient morts désormais. Lui seul était encore vivant, et toujours dans sa maisonnette en pierres et aux huisseries peintes en bleu. Il vendait sa récolte d’olives et de raisin, pêchait de temps à autre, et cela lui suffisait. Il ne désirait rien de plus et possédait tout ce dont il avait besoin.

Au hameau on l’appelait le Veilleur. Tout le monde, passant sur le chemin qui serpentait de terrasse en terrasse, l’avait surpris au moins une fois fixant la mer, immobile et debout, les bras le long du corps. Nul ne savait ce qu’il attendait. C’était le seul loisir qu’on lui connaissait. Les plus vieux l’assuraient : dès son plus jeune âge, du moment qu’aucun travail ne l’occupait, il se plantait quelque part et regardait au large. Au début les filles s’étaient moquées de lui. Elles lui avaient demandé en riant s’il attendait le retour d’Ulysse – ou l’arrivée du Déluge. Puis les filles avaient vieilli et s’étaient détournées du Veilleur qui restait toujours sourd à leurs sollicitations. La communauté s’était appropriée sa lubie ; elle faisait maintenant partie de lui.

*

Sans détacher ses yeux de la mer, il avala une gorgée de café brûlant. La forme floue d’un ferry s’extrayait lentement de l’horizon, un bourdonnement sourd témoignait de son effort. Quelques minutes plus tard il passerait devant le vieillard, puissant et imposant, fendant l’eau et laissant derrière lui une large traînée d’écume s’élargissant en éventail jusqu’à se fondre dans les flots.

*

Le ferry avait maintenant dépassé l’île depuis longtemps. Le fond de la tasse abandonnée aux pieds de la chaise s’était couvert d’une pellicule noire de café séché. Une petite mouche noire rampait sur la paroi intérieure, comme si elle hésitait à plonger dans des profondeurs abyssales.

Le vieil homme était allongé sur son lit, la casquette sur les yeux. Il ronflait légèrement. Un chat assis sur le seuil le regardait, immobile. Il savait qu’il n’avait pas le droit d’entrer et attendait patiemment un signe, assuré qu’il obtiendrait quelque chose à se mettre sous la dent.

Une camionnette passa lentement sur le chemin de pierre au-dessus de la maison, soulevant un nuage de poussière. Le vieil homme bougea un doigt. Le chat se remit sur ses quatre pattes. Au bout d’un court moment, il se rassit, c’était une fausse alerte, la sieste n’était pas encore terminée.

Le vieil homme rêvait. Il était un petit garçon assis sur les galets d’une plage. Un magnifique voilier, éclatant de blancheur, voguait au loin. Ses poulies brillaient au soleil de midi. La vision était si éblouissante qu’il devait mettre ses mains en visière au-dessus de ses yeux pour la regarder. Sur le pont il distinguait deux femmes et un homme, eux aussi tout en blanc. Ils étaient immobiles et regardaient dans sa direction mais ne semblaient pas le voir. Le temps s’étirait. Le voilier semblait presque immobile, malgré les deux plis d’eau de chaque côté de la proue et les ondulations sur les flancs du bateau. Puis une des silhouettes se déplaça. Pendant un court instant, il aperçut un corps nu, mais flou, une petite tache noire dans une ombre. Puis la silhouette disparut, et une tête surgissait de temps à autre dans les vagues. Lui restait immobile. La tête apparaissait et disparaissait, les cheveux mouillés brillant au soleil. A un moment il prit conscience que le bateau avait disparu. L’horizon était vide. La mer scintillait. Le soleil était dur.

Le chat poussa un petit miaulement bref. Le vieil homme expira doucement, releva sa casquette et se releva. Il fit quelques pas en titubant légèrement puis se réveilla tout à fait.

- Va. Je vais te trouver quelque chose.

Il ouvrit une boîte de conserve et en versa le contenu dans une coupelle qu’il déposa sur le seuil. Le chat le regarda en miaulant puis se jeta sur sa pitance.

Le vieil homme sortit de la maison, regarda la mer un moment, puis ramassa la tasse, faisant s’envoler la mouche. Il mit la tasse dans l’évier et ressortit s’asseoir sur la chaise.

Le soleil qui baissait allongeait les ombres. Les frisottis d’écume étaient maintenant plus nombreux à la surface de la mer et faisaient de grandes traînées parallèles. En haute mer, la houle devait être forte.

D’ailleurs une longue barque à moteur rentrait au port. Un homme en salopette tenait le manche. L’embarcation tanguait fortement. Des tas de filets noirs brillaient au fond et les cagettes en plastique étaient vides. Inutile de s’acharner dans ces cas-là.

Pour les touristes qui étaient attablés au bistrot de la plage, c’était l’heure la plus belle de la journée. Le soleil allait peu à peu se coucher, rougeoyant et irradiant, colorant tout le paysage d’une teinte chaude et orangée. La vie semblait se suspendre jusqu’à ce qu’il eût entièrement disparu à l’horizon. Puis on allumerait les guirlandes, on trinquerait et les conversations reprendraient.

Pour le vieil homme, toutes les heures étaient belles, celle-ci autant que les autres. Le petit avantage du crépuscule était qu’il faisait moins chaud. La brise de terre allait bientôt se mettre à dévaler la pente vers la mer, caresser doucement la maison et réveiller l’odeur sucrée des figuiers.

Lorsqu’il fit entièrement nuit, il rentra sa chaise et alluma la lampe à pétrole sur la table. Il se coupa quelques légumes et une grosse tranche de fromage qu’il arrosa d’huile d’olive. Trois chats malingres étaient assis sur le seuil et le regardaient manger. Quand il eut terminé, il rangea la vaisselle, balaya les miettes de pain de la table et éteignit la lampe. Lorsqu’il ressortit avec sa chaise à la main, les chats s’ébrouèrent en miaulant doucement.
Le vieil homme reprit sa place devant la maison. Les vagues battaient régulièrement le rivage. Malgré l’éclat d’une lune presque pleine, les étoiles semblaient aussi nombreuses sur la toile bleu marine du ciel que les grains de sable sur la plage.


Un gecko, au corps presque phosphorescent et aux grands yeux globuleux, ses pattes spatulées agrippées à la pierre au-dessus de la fenêtre, était lui aussi parfaitement immobile.