vendredi 2 novembre 2018

Anton Bruckner et Thomas Hardy

C’est en écoutant la 8ème symphonie d’Anton Bruckner, jouée par le London Symphony Orchestra et dirigée par Simon Rattle, que j’ai eu pour la première fois l’intuition que la jouissance que j’avais de la musique de Bruckner était de la même nature que celle que j’avais à lire les romans de Thomas Hardy.

Il paraît impossible de comparer des symphonies et des romans, qui sont des œuvres d’art de natures bien trop différentes – et pourtant. J’aime A. Bruckner et Th. Hardy de la même manière. L’un et l’autre font partie de ma vie intime depuis que j’ai atteint l’âge de me former mes propres goûts. L’un et l’autre sont, pour moi, comme des paysages familiers et aimés, des paysages qu’on peut se passer de voir pendant des années, mais qui restent ancrés en soi, sans qu’ils représentent un poids ou une nostalgie. Quand j’écoute une symphonie de l’un, ou que je me plonge dans un roman de l’autre, je sais très exactement ce que je vais y trouver, ce que je vais ressentir – et cependant ils ne sont pas lassants. Ils composent simplement chacun une de ces nombreuses couches sédimentaires qui, entassées les unes sur les autres, composent ma vie intérieure.

Th. Hardy perpétue, en leur donnant un sérieux et une profondeur d’adulte, mes rêveries d’enfant : l’univers britannique de Sherlock Holmes, la période victorienne et son esthétique si spéciale, élégante, mystérieuse et attirante. Quand j’écoute une symphonie d’A. Bruckner, il me semble reconnaître les mêmes chemins blancs qui parcourent la campagne, suivant les accidents du terrain, marqué par des générations immémoriales, baignant dans une superbe lumière d’automne, le rythme marqué par les clous des chaussures sur les cailloux et le bout en fer du bâton de marche.

Et si je remonte encore une couche sédimentaire, il y a Virginia Woolf, la grande passion de mes vingt ans, qui ne m’a jamais quittée, que je lis et relis, encore et toujours. J’ai ouvert pour la première fois un livre de Th. Hardy parce que V. Woolf en a été une lectrice passionnée. Elle a écrit sa notice funèbre, elle l’a lu et relu toute sa vie. La description de sa visite chez lui en juillet 1926 dans son journal est extrêmement émouvante. Sans doute a-t-elle, elle aussi, longuement rêvé de cette vie rustique décrite à longueur de pages par Th. Hardy, de cette campagne et de cette forêt idéales, et de toutes les passions violentes dont elles étaient l’écrin.

Ils avaient tous les deux le même rapport à la nature, un rapport plein de modestie, d’amour simple. Selon moi, leur art est à tous deux un art non intellectuel, un art qui stimule l’imagination, qui provoque des émotions aussi simples que leur propre rapport à la nature. Si on veut de la stimulation intellectuelle, il faut aller voir ailleurs. Ils ne sont ni G. Mahler, ni Th. Mann. Ne leur en déplaise, pourrait-on même dire. En cela je les considère tous deux comme des artistes imparfaits, et les aime pour cette raison même. On retrouve dans leurs œuvres les mêmes faiblesses de composition, les mêmes moments scolaires, les chromatismes, les longueurs infernales, les mêmes faiblesses d’homogénéité ; suivis de moments sublimes, exaltants, éblouissants comme aucun autre artiste dans leur domaine n’en a créés.

Tous deux ont commencé à créer tard dans leur vie. Tous deux traînent derrière eux des tombereaux d’œuvres ratées, oubliées, cachées. Tous deux n’ont pas été reconnus de leur vivant pour ce qu’ils considéraient comme leurs vraies œuvres : c’est comme organiste qu’A. Bruckner était adulé de son vivant, ses symphonies étaient considérées comme ennuyeuses et sans intérêt. Quant à Th. Hardy, c’est en tant que feuilletoniste qu’il a acquis une renommée mondiale, ses Dynastes, interminable tragédie en vers sur les guerres napoléoniennes – dix neuf actes, cent trente et une scènes – ont été si mal reçus à leur parution qu’ils n’ont même plus été retraduits depuis les années 1930.

C’est assurément divertissant de comparer leurs natures conservatrices et frileuses, tous deux ont essayé de reproduire un même idéal de classicisme, tous deux ont eu les plus grands comme modèles, et pourtant tous deux n’ont progressés dans leur art qu’avec un labeur de chaque instant – aucun des deux n’étant doué de naissance. Toutes leurs œuvres ont été influencées par leur formation première : alors que chez A. Bruckner l’organiste, les thèmes de se symphonies sont autant de piliers de cathédrales, chez Th. Hardy l’architecte tous les personnages sont autant de voix qui se superposent et créent une harmonie. Tous deux ont travaillé et repris leurs anciennes œuvres jusqu’à un âge avancé. Et néanmoins tous deux ont innové, ont créé des formes nouvelles, ont ouvert des portes aux artistes qui les ont suivis (G. Mahler pour A. Bruckner, V. Woolf pour Th. Hardy) et cela quasiment à leur insu.

Sans doute que tous les créateurs ont des points communs, A. Bruckner et Th. Hardy ne font pas exception. Chez les deux hommes, c’est le même foisonnement de sensibilité, une sensibilité extraordinaire, qui va avec le même besoin extrêmement puissant de maîtriser ce chaos des sentiments et de l’exaltation par la rigueur, le travail et la discipline. C’est ce qui explique sans doute en partie la tonalité laborieuse de certaines de leurs œuvres, quand le résultat n’était pas à la hauteur de leur sensibilité extrême, leur côté laborieusement démonstratif.

Est-ce aussi qu’on entend dans leurs œuvres un même rapport à l’amour ? Tous deux se sont enflammés – et A. Bruckner parfaitement en vain – pour les jeunes filles, tous deux pris dans une quête stérile de l’éternel féminin. En plus d’une condition sociale assez proche, tous deux connaissaient aussi la même tension entre leurs parts citadines et campagnardes, et tous deux sont absolument inséparables des lieux qui les rattachent : Sankt Florian pour A. Bruckner, le Wessex pour Th. Hardy. Des points communs concrets, on en trouve aussi entre eux.

Toutefois ce qui me semble la parenté la plus évidente entre eux est qu’ils possèdent le même mode d’activation artistique : tandis que chez Bruckner le travail de composition se rapporte essentiellement à un processus de découverte progressive et d’accumulation, la plupart des romans de Th. Hardy commencent par la description d’un personnage qui marche sur une route et que l’on va accompagner tout au long des méandres de son cruel destin.

Il semble donc finalement naturel que la jouissance des romans de Th. Hardy et de la musique d’A. Bruckner soit de la même nature – et ce n’est faire injure ni à l’un ni à l’autre de ces grands artistes, qui n'ont sans soute jamais entendu parler l'un de l'autre, que de le constater.