Soudain Isaure étouffa chez
elle. Il était tard, c’était même déjà l’heure la plus profonde et la plus
noire de la nuit. La petite lampe de bureau, seul point de lumière de la pièce
encombrée, lui donnait la migraine. Elle éclairait sa solitude d’une manière
insoutenable. Il y eut soudain trop de silence, trop de concentration, trop peu
d’espace autour d’elle.
Elle remit ses bottines, enfila
son manteau d’hiver, enroula son écharpe autour de son cou et dévala les huit étages.
Elle inspira profondément
pendant que la porte de l’immeuble claquait dans son dos. Le froid était
mordant. On ne voyait pas les étoiles – trop de réverbères dans la ville. Sans
réfléchir, elle prit à droite et descendit la rue jusqu’au fleuve. Elle
s’accouda un moment au parapet de pierre. Sur l’autre rive, les automobiles
roulaient lentement les unes derrière les autres, tous feux allumés.
Etait-ce l’espace dégagé des
eaux ? Etait-ce l’idée d’une embouchure, d’une plongée large, lente, dans
l’océan, vers l’horizon infini ? Sa poitrine s’était dégagée, elle se
sentait déjà mieux, moins empêtrée dans sa vie.
Il faisait froid sur le quai,
ses pieds et ses jambes réclamaient du mouvement. Son esprit aussi, ainsi que
de cette délicieuse sensation de pilote
automatique nocturne, se laisser glisser le long des façades noires, sur
les trottoirs déserts, le silence parfois interrompu par un véhicule roulant au
pas, dans lequel deux silhouettes aux regards inexpressifs étaient immobiles
l’une à côté de l ‘autre.
Elle marcha, marcha, jusqu’à
s’oublier, jusqu’à oublier où elle était. Dans cet état de quasi hypnose, elle
fut attirée comme un éphémère par l’enseigne violemment lumineuse du Hot Popcorn.
Une femme grasse, perchée sur
une chaise haute, engoncée dans son comptoir, fronça les sourcils et lui jeta
un regard perçant. Isaure lui donna son obole et obtint en échange un petit
ticket de papier bleu qui ressemblait à un vieux ticket de cinéma des années
1940. Puis elle franchit le portique, poussa un rideau de velours très épais et
entra.
Elle resta d’abord immobile au
centre d’une large rosace de faïence blanche et noire, comme frappée de
stupeur. Tout le long du vaste périmètre circulaire autour d’elle, se
succédaient des vitrines de taille identique, mais aux fonds lumineux variés. A
chaque étage de cette étrange cylindre se répétait cette succession de fenêtres
dans lesquelles se découpaient des silhouettes et qui formaient comme un
alphabet de la disgrâce. Il semblait à Isaure être entrée à l’intérieur d’un kaléidoscope. Des escaliers épousant la courbe des
balcons donnaient accès à chaque étage, et formaient une immense spirale qui se
perdait dans la nuit d’une coupole de verre.
Devant une des vitrines se
tenait un vieux couple enlacé, immobile et silencieux. Ils étaient, avec
Isaure, les seuls visiteurs des lieux. Isaure s’approcha d’eux et regarda dans
la vitrine. Sur un divan rose vif était allongée, nue sous un voile de gaze
transparent, une femme si vieille et si maigre qu’Isaure frissonna d’horreur et
recula. Elle se dirigea vers une deuxième vitrine où le corps d’une femme sans
jambes ni bras était exposé dans toute sa vulnérabilité à plat dos sur une
espèce de cheval d’arçon de cuir usé. Isaure recula à nouveau d’effroi, marcha
de plus en plus vite le long des vitrines : La femme-pelage… Peau-Morte… Hermaphrodite… La femme-crapeau…
Pour échapper à ce musée des
horreurs, elle se rua vers l’escalier, monta à toute vitesse, tourna à perdre
haleine, comme aspirée par le sommet de la spirale.
Elle parvint enfin, essoufflée,
au dernier balcon circulaire au pied de la coupole. A cet ultime étage, il n’y
avait qu’une seule vitrine, une niche transparente dans laquelle se tenait une
jeune femme. Elle était assise sur un haut tabouret, les jambes presque totalement
tendues et légèrement écartées, les bras le long du corps, dans une robe bleu
très court qui moulait parfaitement son buste. Elle avait la tête baissée et
ses cheveux cachaient totalement son visage.
Isaure chercha du regard, mais
ne trouva pas la pancarte qui l’aurait informée de la disgrâce de la jeune
femme en bleu, la seule à ne pas l’avoir terrifiée au premier regard. Elle
s’approcha et frappa doucement à la vitre.
La jeune femme en bleu leva
lentement la tête, replia ses bras, écarta ses cheveux et les glissa derrière
les oreilles. Elle regarda Isaure de ses yeux brillants et translucides comme
deux gouttes d’ambre pur. Son visage était pâle, sa lèvre inférieure lui
donnant une expression boudeuse. Elle posa ensuite ses mains sur les bords du
tabouret et eut un léger frémissement interrogatif au bas du front.
La tête pleine de question –
Pourquoi la jeune femme en bleu était-elle là-dedans ? La retenait-on
prisonnière ? Pouvait-elle parler ? Lui expliquer ? – et
toujours sous le regard attentif de la jeune femme en bleu, Isaure continua à
chercher la disgrâce qui l’avait sans doute conduite ici.
Elle regarda les jambes minces,
lisses, évoquant la force qui tient, puis les os du bassin qui saillaient sous
le tissu épais, le ventre plat, les tout petits seins qui lui firent penser aux
couvercles de sucrier de sa dînette de petite fille. La jeune femme en bleu
avait la minceur de la flèche qui atteint sa cible et la perce sans hésitation.
Et il y avait cette jolie tête
indéchiffrable.
Isaure lui sourit et lui fit
signe de la main de la suivre. La jeune femme en bleu hocha la tête, se releva
lentement. Il y eut un délicat petit déclic, puis la vitrine s’ouvrit et la
jeune femme en bleu marcha vers Isaure, comme un petit fauve amadoué.
Isaure lui tendit la main, la
jeune femme en bleu la prit, la serra, l’approcha de ses lèvres. Elles se
regardèrent un moment, puis sans relâcher leurs mains, elles dévalèrent la
spirale, transformant dans leur vitesse la rosace en hélice. Elles sortirent du
Hot Popcorn comme l’air expulsé de l’évent de Moby Dick et ne s’arrêtèrent
qu’au fleuve.
Elles s’assirent sur les marches
qui descendaient du quai, tout près de l’eau silencieuse.
- Pourquoi ? demanda Isaure
en enfouissant la main glacée de la jeune femme en bleu contre son ventre.
- Je suis celle qui ne peut
vivre qu’au bord du précipice.
- En quoi est-ce une disgrâce ?
- Les disgrâces n’existent que
dans le regard de ceux qui veulent les voir.
Isaure mordilla cette lèvre qui
ne voulait cesser de bouder, puis posa son front contre ce cou de faon.
Et la jeune femme en bleu ferma
les yeux sur son reflet.
A MR