Il est contre la fenêtre, assis
bien à sa place. On devine au premier coup d’œil qu’il n’est arrivé que depuis
très peu de temps. Ses vêtements sont propres, mais de mauvaise qualité, aux couleurs
désaccordées. Il est évident que tout ce qu’il possède, il l’a sur lui. Il n’a
pas un beau visage, il n’est pas laid non plus. Dans les rues du Caire ou de
Damas, rien ne le distinguerait de tous les autres jeunes hommes oisifs,
indigents et sans espoir. Sauf que lui est parti – et est arrivé. Il regarde
les autres passagers du RER comme s’il voulait percer un mystère. Tout est
nouveau et intimidant pour lui, mais il fait bonne figure. Il farfouille dans
son petit sac à dos donné par une institution humanitaire. Il en sort une
enveloppe dont on voit qu’il la trimballe depuis des semaines, peut-être des
mois. Il en tire soigneusement une feuille toute cornée. L’adresse de son oncle à Paris ? L’assurance de
commencer une nouvelle vie ? Ce trajet qui, pour la plupart des gens, est
une corvée dont on souhaite qu’elle se termine le plus vite possible, pour lui
c’est le premier moment où il est simplement comme tout le monde.
lundi 20 novembre 2017
mercredi 8 février 2017
La jeune fille du fast-food
J’avais moi aussi pris un peu de
temps pour choisir ma place. Je m’étais finalement décidée pour une banquette
qui faisait face à la grande baie vitrée. De ma place, je pouvais voir une
partie de l’immense parking où j’avais garé ma voiture. Je conduisais depuis
tôt le matin, j’étais fatiguée et je n’avais pas hésité quand j’avais vu au loin
l’enseigne du fast-food. J’étais certaine d’être vite servie et vite repartie.
Je m’étais frayée un chemin au
milieu des adolescents qui fréquentaient en nombre le restaurant. Ils n’avaient
aucune hostilité vis à vis de moi qui pouvait sembler un peu vieille pour ce
genre de lieu, non, simplement je n’existais pas pour eux. Ils criaient, se
chamaillaient, s’interpelaient à distance. Finalement cette agitation me
faisait du bien, même si je n’aimais pas beaucoup être secouée. Elle me
stimulait et me sortait à bon escient de la solitude concentrée dans laquelle
je me trouvais depuis toutes ces heures passées dans l’auto.
Cette partie du restaurant était
un peu à l’écart, plus calme, c’est la raison pour laquelle je m’y étais
engagée. J’avais terminé de manger mon hamburger. Sur mon plateau, il restait
la boîte en carton souillée de gras et d’un filament de salade, les boules que
formaient les trois serviettes microscopiques en papier dont je m’étais servie
pour m’essuyer les doigts. Je sirotais mon café qui était déjà tiède, mais que
je faisais durer pour ne pas déjà repartir.
Elle entra dans mon champ de
vision par la gauche. Immédiatement je compris qu’elle était différente. Elle
était ce qu’on appelle une jolie jeune fille. Elle se tenait debout, son
plateau qui contenait un tout petit café à la main, hésitante. Elle portait une
robe noire toute simple, elle était si jeune et si parfaite qu’on savait en la
voyant qu’elle serait jolie quelques soient les vêtements qu’elle eût sur elle.
Elle portait aux pieds des chaussures à talon qui faisaient très
« dame » et détonnaient sur elle. Sur sa poitrine était épinglé le
badge du grand magasin de vêtements pour lequel elle travaillait.
Elle finit par s’asseoir sur la
banquette opposée à la mienne, juste sous la baie vitrée. Elle s ‘était
assise de biais, les jambes croisées. Ses yeux étaient extrêmement clairs et
son visage si gracieux et avenant. Je sentis instinctivement que sa solitude
était immense. On lisait sa vie toute simple sur son visage et sur sa
mise : la pauvreté, le travail inespéré, comme une première marche vers la
vie normale, vers une sorte de rédemption. Le décor triste des zones
commerciales, la vie de banlieue, l’autobus bondé de 7h du matin, la patronne
tatillonne, les retours tristes le samedi soir après le travail.
Elle s’était tournée vers ses
voisines, un bébé accompagné de sa mère et de sa grand-mère. Elle dévorait
l’enfant du regard. Je compris pourquoi elle avait choisi cette place. Au bout
de quelques minutes, elle n’y tint plus et noua conversation avec les deux
femmes. Il y avait du bruit, et je n’entendis pas tout. Elle les aborda en demandant
l’âge du bébé. Elle aussi avait une petite fille de cet âge, leur dit-elle.
Elle leur parla aussi de son travail, expliquant qu’elle l’aimait beaucoup,
qu’elle aimait « orienter le choix » des clientes. Elle semblait
étrangement réciter les mots d’un rôle, elle était si jeune et jouait à
l’adulte.
J’étais fascinée par elle et ne
parvenait plus à détacher les yeux d’elle. Il me semblait voir tellement clair
en elle, j’avais l’impression de suivre scène après scène l’histoire heurtée de
sa vie. La naissance dans une famille très pauvre. Le père au chômage. La mère
femme de ménage. Le père qui frappe femme et enfants de temps à autre pour se
réconcilier avec sa virilité. L’enfance triste. La vie qui possède enfin des
couleurs quand elle rencontre son premier amoureux. Sa naïveté, sa franchise,
son intégrité, sa confiance quand elle a accepté ce qu’il proposait. Puis très
vite la grossesse. La fin de l’école. La famille qui ne l’aide pas.
L’accouchement dans la solitude. Le foyer de jeunes mères. Puis ce travail.
Très vite un appartement pour elle et sa fille, rien que pour elle et sa fille.
Cette volonté opiniâtre de s’en sortir coûte que coûte. Le retour à la dignité.
Et finalement ce moment si
émouvant, si secret dont j’étais le témoin : ce jour où elle pouvait pour
la première fois s’extraire d’elle-même, parler d’elle sans larme, forte de
toutes ses victoires contre le mauvais sort et aller vers les autres.
C’est toute sa vie que je lus
quand elle s’assit en face de moi – sa vie, ma vie.
Janvier 2017
Inscription à :
Articles (Atom)