Elisabeth était assise le dos
bien droit sur la banquette de velours rouge. Un gros roman à couverture
épaisse était posé sur ses genoux ; elle y appuyait ses mains croisées.
Au-dessus de sa tête, dans le filet métallique, son père avait rangé une valise
encombrante et un sac de cuir souple. Elle portait l’uniforme qu’elle
affectionnait depuis qu’elle était étudiante – elle l’avait vu porté par les
femmes professeurs qu’elle admirait et à qui elle aspirait de ressembler :
une jupe longue et une veste en tweed, une chemise à col rond et une fine
cravate sombre. Avec l’ongle de son pouce droit, elle jouait à faire glisser
sur son auriculaire gauche la chevalière en or qu’elle avait reçue en cadeau
pour ses vingt ans. Quelques mois seulement avaient passé depuis son
anniversaire, pourtant elle se sentait déjà très différente de la petite fille
qu’elle était encore l’hiver précédent.
Après avoir quitté les derniers
faubourgs, le train prit de la vitesse. Les embranchements le faisaient onduler
sur les rails, si bien que le front d’Elisabeth vint plusieurs fois cogner
contre la vitre. Quand il entra dans un tunnel, son propre visage lui apparut
brusquement. Elle se regarda avec intensité : était-elle belle ?
Cette question était difficile pour elle. Il y avait ceux qui la trouvaient
belle, et ceux qui la trouvaient laide. Personne ne lui avait jamais dit
qu’elle avait un visage quelconque, mais ce n’était guère un réconfort. Elle
avait un beau front, pur et blanc comme dans les livres. Elle attachait
toujours ses cheveux clairs de telle façon qu’on le vît. Les sourcils étaient
clairs, eux aussi, et droits. Ses yeux étaient un peu tristes, la pupille vert
pâle, sans caractère. Le nez était la copie conforme de celui de son père,
droit et fier. Les lèvres étaient fines comme celles d’un garçon ; elle
enviait les lèvres pulpeuses et rouges de ses amies. Le menton était banal, ce
qui atténuait l’effet désastreux des mâchoires trop carrées. Elle se demanda ce
qu’un étranger lisait sur son visage quand il la voyait pour la première fois.
Le train sortit du tunnel, son reflet laissa la place à un vaste alpage piqueté
de chalets.
Délaissant ce paysage qu’elle
connaissait trop bien, son attitude se relâcha. Elle se laissa tomber sur le
dossier moelleux. Elle jeta un regard rapide sur la seule autre personne qui
occupait le compartiment avec elle. C’était une vieille dame boulotte, assise
sur un fauteuil de la banquette opposée à celle d’Elisabeth, près de la porte
vitrée qui donnait sur le couloir. Ses joues étaient duveteuses et tombantes.
Ses cheveux faisaient d’amusantes bouclettes sur le haut de son crâne. Elle
était si serrée dans son tailleur qu’Elisabeth se demanda si ses boutons n’allaient
pas sauter quand elle se lèverait. Ce qui expliquait pourquoi elle semblait si
attentive à ne faire aucun mouvement. Elle ne faisait d’ailleurs rien du tout
et regardait droit devant elle. Elisabeth, continuant son examen, s’interrogea
sur les raisons mystérieuses qui la retenait de sortir son tricot qui dépassait
du panier posé à ses pieds. Mais elle n’eut pas le temps de réfléchir plus
avant à cette question, son attention fut détournée par le passage d’un
contrôleur corpulent, coiffé d’un képi, de l’autre côté de la vitre. Soudain
inquiète, elle s’assura de la présence de son billet dans son cartable :
il y était. Elle soupira doucement et regarda à nouveau la paysage qui défilait
derrière la glace.
Ces cimes blanches et pointues
qui se propulsaient vers un ciel clair et transparent, elle les connaissait par
cœur. Elle les avait toutes escaladées au moins une fois. Elle pensa avec dépit
qu’elle se trouvait encore un peu à la maison. Depuis que son père avait donné
son accord à ce qu’elle continuât ses études d’histoire et de littérature à
l’Université Fédérale, où les cours étaient incomparablement meilleurs que dans
sa petite faculté de province – c’était cela ce qui avait décidé son père – elle
attendait avec impatience le moment où elle allait enfin ressentir la rupture
nette du lien avec sa famille. Maintenant qu’elle était dans ce train, qu’elle
avait dit adieu à son père, à sa mère, à ses frères, elle guettait dans les
moindres replis de son âme le moment où elle entendrait le petit craquement qui
signalerait qu’elle était enfin libre. Les montagnes familières gâchaient
décidément tout. Il fallait encore attendre.
La mine boudeuse, elle ouvrit
son roman à la première page, espérant qu’en lisant le temps passerait plus
vite. Lorsqu’elle parvint à la fin du premier paragraphe, elle prit conscience
qu’elle n’avait rien compris à ce qu’elle avait lu. Les mots s’étaient imprimés
sur sa rétine, mais ils étaient absolument vides de sens. Elle relut plus
lentement, s’obligeant à se concentrer, sans plus de résultat. Elle referma le
livre d’un coup sec en soupirant. Elle n’avait aucune envie de lire alors
que tant de pensées assaillaient son cerveau sans relâche depuis que le train
avait quitté la gare.
Elle se demandait, à la fois
anxieuse et impatiente, à quoi allait ressembler sa nouvelle vie. Est-ce que la grande ville allait lui tendre les bras pour l’accueillir en son sein ? Ou
bien allait-elle la bousculer sans ménagement et la réduire à un fétu de paille
dans le vent ? Ses études, qui étaient pourtant la raison principale de
son départ, passaient au second plan dans son esprit. Elle se faisait mille
imaginations sur les personnes passionnantes qu’elle allait rencontrer, les
rues qui allaient devenir son nouveau paysage quotidien, toutes ces habitudes
qu’il allait lui falloir inventer pour s’installer confortablement dans sa
nouvelle vie. Elle avait confiance en elle et craignait moins la solitude que
le contact avec des étrangers qui possédaient des codes qu’elle ne maîtrisait
pas encore. Elle s’attendait à trouver la liberté exaltante, et soupirait
d’aise de ne plus avoir à suivre le cérémonial ennuyeux de la vie familiale et
bourgeoise. Elle n’aurait plus à s’adapter à la vie des autres, mais à créer
ses propres règles de vie. On allait voir de quoi elle était capable.
Etre à la fois la première de sa
famille à réussir le concours d’entrée de la prestigieuse Université et la
première femme à prolonger aussi loin ses études la remplissait d’orgueil. Elle
avait de grands projets pour elle-même et une soif de savoir inextinguible.
Malgré ses résultats brillants et ses vastes lectures, elle savait par avance
que sa carrière atteindrait rapidement son point culminant si elle ne partait
pas. Avec l’assurance que son père la soutiendrait tant qu’elle réussirait –
parce qu’il avait la plus grande admiration pour les facultés de sa fille, sans
aucune considération de sexe – elle savait qu’elle possédait toutes les cartes
pour devenir ce qu’elle voulait ardemment être : une grande femme – comme
on parle des grands hommes. Elle ne voulait pas encore penser – pas maintenant
que tout ne faisait que commencer – aux années de labeur qu’il lui faudrait
supporter pour se hisser jusqu’à ce firmament de l’intelligence. De cela non
plus, elle n’avait pas peur. C’était son domaine réservé depuis toujours, et
cela ne dépendait que de sa propre volonté.
Sa voisine se décida enfin à
sortir son tricot. Elisabeth retint sa respiration en l’observant du coin de
l’œil, mais le tissu et les boutons, quoique tendus à l’extrême, résistèrent.
La vieille dame avait le visage rouge quand elle se redressa. Elle se remit
rapidement de son effort et plaça savamment les aiguilles entre ses doigts
boudinés. Elisabeth observa un long moment le mouvement rapide et régulier qui
semblait sécréter de lui-même de la matière. D’abord attendrie par cette
activité qui lui évoquait le calme tendre et serein d’une grand-mère, elle
décida ensuite que jamais de sa vie elle ne tricoterait. Elle ne se demanda pas
d’où pouvait surgir un refus si véhément. Elle n’avait simplement jamais eu de
don pour les activités manuelles qu’on imposait aux petites filles de son
milieu, cela la rendait vite impatiente, elle en avait pris son parti et ne
cherchait pas plus loin.
Le souvenir des après-midi
d’enfance, seule avec sa nurse dans la grande salle de jeu silencieuse, lui était
pénible. Elle était révoltée par l’interdiction qui lui était faite de courir
dehors. Elle était sans cesse sous la surveillance d’une de ces jeunes filles
qui s’étaient succédées à la maison, toutes les mêmes, gentilles, strictes,
fades. Elle n’avait gardé en mémoire le visage d’aucune. Elle n’en avait aimé
aucune en particulier. En revanche, elle se souvenait très bien de ses regards
désespérés par la fenêtre, ses frères s’égaillant librement sur la grande
pelouse, libres de jouer à tous ces jeux qui lui étaient interdits. Jamais elle
n’avait pu se défaire totalement de cette sensation d’emprisonnement injuste,
et gardait toujours au fond d’elle une petite rancœur contre ses frères
inconscients de leurs privilèges, et qui refusaient toujours qu’elle les
accompagnât dans leurs aventures.
Le temps avait passé et ses
relations avec ses frères avaient profondément changé. Ils menaient tous les
trois leur vie d’homme adulte ; elle ne les enviait plus. En outre, elle
n’aimait pas penser à son enfance, la lutte pour s’en arracher avait été trop
longue et trop douloureuse. Partir de la maison familiale était une étape de
plus sur le chemin de la liberté, une étape décisive, espérait-elle. Elle ne se
sentait aucune nostalgie pour la vie qu’elle quittait. Elle avait aimé les deux
années universitaires précédentes, mais elle savait qu’elle méritait mieux, que
son horizon était encore trop étroit. Et ceux qui ne comprendraient pas ça,
tant pis pour eux.
Malgré la distance qui
s’allongeait irrémédiablement, le paysage ne changeait guère. Les montagnes
étaient à peine moins élevées. La voie de chemin de fer dominait un torrent
vigoureux et brillant. Les noms en lettres majuscules des petites gares que le
train traversait à toute vitesse lui rappelaient qu’elles pouvaient toutes
potentiellement être la destination d’une excursion d’une journée. Elle ouvrit à
nouveau son roman, mais c’était pour s’occuper les mains, elle n’essaya même
pas de commencer à lire. Elle le laissa ouvert sur ses genoux et tourna la
tête vers la vitre. Brusquement elle se sentit accablée par sa solitude et
angoissée par ce qui l’attendait. Elle pâlit et sentit un poids sur sa
poitrine. Elle avala sa salive et ferma les yeux. Elle essaya de se calmer en
contrôlant sa respiration. Elle ouvrit à nouveau les yeux sur sa voisine qui
était concentrée sur son ouvrage. Sans en comprendre la raison, elle se sentit
mieux de simplement la regarder. Quel étrange pouvoir ont les êtres humains sur
les autres êtres humains, se dit-elle. La bouffée d’angoisse avait disparu.
Elle n’avait duré qu’un instant.
Elle releva la tête avec
orgueil. Toute sa détermination à affronter le monde se réveilla. Elle regarda
à nouveau les montagnes avec la conviction que son cerveau était comme une pâte
à laquelle elle devait donner une forme afin de le rendre capable d’obtenir ce
que sa personnalité estimait être son dû. Tous – élèves, professeurs, camarades
et amis – allaient se prosterner d’admiration devant elle, partout on allait
l’accueillir comme un miracle tombé du ciel, étonné d’avoir pu vivre si longtemps
sans la connaître. Elle laisserait quelque chose d’elle à chacun de ses
passages, offrant comme un privilège quelques instants de compagnie ou quelques
mots brillants. Elle se gargarisait de tous les sentiments qu’elle allait faire
naître. Elle s’aimait tellement et s’estimait tellement chanceuse d’être
elle-même, qu’une larme d’émotion mouilla son œil.
« Votre billet,
mademoiselle ! » tonna une voix sévère dans son oreille gauche.
Elisabeth sursauta, tourna la
tête et leva les yeux vers le contrôleur ventru. Il la regardait en fronçant
les sourcils, tendant impatiemment sa main droite vers elle. Elle se baissa
vivement et fouilla frénétiquement dans son sac, si bien qu’elle mit un temps
qui lui parut infini avant de trouver son billet. Mais elle le trouva, et lui
tendit avec un sourire crispé qu’il ne lui rendit pas. Elle tremblait de tous
ses membres, paniquée à l’idée de ne pas être en règle et de devoir suivre
l’affreux bonhomme dans le petit bureau près des toilettes qui lui avait semblé
sinistre lorsqu’elle était passée devant.
Le contrôleur étudia son billet
avec soin, lisant chaque ligne attentivement – elle pouvait suivre le mouvement
de ses yeux. Puis il lui tendit le morceau de carton beige en jetant un regard
perçant sur elle. Elle ne put l’affronter et baissa les yeux.
« Merci, mademoiselle. Je
vous souhaite un bon voyage » dit-il sèchement. Puis il sortit du
compartiment.
Elisabeth expira profondément.
Elle se sentait châtiée de son extraordinaire orgueil.
- Pas commode, n’est-ce
pas ? dit la vieille dame, une fois que la porte fut fermée.
Elle souriait à demi et
regardait Elisabeth avec tant de tendresse qu’elle faillit bien se mettre à
pleurer pour de bon.
Après un court instant, la vieille dame reprit :
- Il était sans doute en colère
que vous n’ayez pas fait attention à lui quand il est entré. Vous étiez sans
doute perdue dans vos pensées ?
Elisabeth sourit timidement et
hocha la tête.
- Je me doutais bien que vous ne
pensiez pas à mal. Une si gentille petiote, je me disais. Elle est simplement
préoccupée par ses états d’âme. C’est si sensible, une jeune fille. Moi aussi,
j’étais comme vous quand j’avais votre âge.
Elisabeth repoussa le plus loin
possible l’idée de ressembler un jour à cette grosse dame aux bajoues roses.
Mais encore toute apeurée par cette idée, elle lui répondit :
- J’ai eu tellement peur !
- C’est bien naturel. Tout est
fini, maintenant. N’y pensez plus.
Elisabeth lui sourit cette fois
franchement et ouvrit son roman afin de se donner une contenance et de couper toute
velléité de conversation de la gentille grand-mère. Elle ne pouvait pas
gaspiller cet instant peut-être unique dans sa vie en bavardant avec sa voisine
de compartiment.
Elle fit semblant de lire
pendant quelques minutes. Puis, rassurée par le cliquetis régulier des
aiguilles, elle releva la tête et détourna les yeux de son livre. Les montagnes
familières avaient laissé la place à des collines peu élevées dont les sommets
étaient couverts de bois compacts de pins d’un vert sombre et profond. Leurs pentes,
assez raides, vert tendre et fleuries, étaient traversées de multiples sentiers
façonnés par le bétail. Elle avait franchi une frontière. Elle avait quitté la
montagne dont elle était née pour un paysage moins violent dans ses contrastes
– plus civilisé en somme. Elle avait souvent pensé que là où les éléments se
faisaient moins sévères, une forme de vie plus élevée était possible. Puis elle
pensa aux destins de ces hommes héroïques et aux vertus hors du commun qui
avaient affronté la haute montagne ou la haute mer – ce n’était pas un hasard
pour elle si on utilisait le même qualificatif – et parvint à la conclusion que
son idée était stupide. C’était une nouvelle victoire dans la bataille acharnée
qu’elle menait depuis quelques temps contre ses propres préjugés.
Une vache aux longues cornes
effilées leva la tête au passage du train.
Elles avaient passé toute
l’après-midi à bavarder, à demi étendues sur un grand tapis aux motifs
orientaux bleus, rouges et jaunes. Sur le plateau rond en métal brillant, il y
avait une théière, deux tasses et leurs soucoupes, deux petites cuillères, un
petit pot de lait et une assiette de biscuits. Elles étaient dans la chambre
d’Anna, la porte était fermée, elles étaient à l’abri de toute oreille
indiscrète. De quoi avaient-elles parlé ? Elisabeth ne se souvenait plus
des détails. Sans avaient-elles commencé par la littérature ou la musique.
Puis, elle ne savait par quel chemin, elle avaient glissé vers les sentiments
et les émotions, dans un bavardage intime sans queue ni tête, le front par
moments rouge de dévoiler des secrets jamais dits, jamais même formulés avec
des mots. Anna, sa meilleure amie, qu’elle pensait si bien connaître, avec qui
elle passait tant de temps, l’avait pour la première fois contredite cette après-midi-là.
Elisabeth s’était demandée d’où Anna pouvait tenir ses nouvelles idées, et si
sur le moment elle s’était sentie heurtée, le choc avait imperceptiblement fait
bouger quelque chose en elle.
Une fois sous la lumière jaune
et pâle des réverbères, se faisant lentement un chemin dans la neige épaisse,
Elisabeth avait cherché à comprendre ce qui avait changé en Anna, et pourquoi
cette chose avait dans le même temps changé quelque chose en elle. Elle avait
essayé de reconstituer les paroles qu’elles s’étaient échangées, espérant y
découvrir une réponse. En observant attentivement les attitudes et les mots de
l’Anna qu’elle avait reconstituée dans son souvenir, elle avait décelé une
assurance qui lui avait semblé nouvelle. Elisabeth s’était sentie piquée de ce
qu’elle avait identifié comme un retard de sa part. Anna l’avait doublée :
elle avait commencé la première à s’affranchir des idées des autres pour se
forger ses propres goûts et ses propres points de vue. Elisabeth n’avait eu
alors de cesse de passer au crible de son entendement tout ce qui lui passait
par la tête, et ainsi purger son intelligence de tout ce qui n’était pas
d’elle, donc sans valeur.
Anna allait-elle lui
manquer ? Jusqu’à cet instant elle ne s’était pas posée la question. Elles
s’étaient engagées à s’écrire souvent, Elisabeth avait promis de tout lui
raconter de sa nouvelle vie, Anna de la tenir régulièrement informée de tous
les potins dont elle pourrait avoir connaissance. Elisabeth pensa qu’elle
allait la retrouver à chacun de ses retours, peut-être même qu’Anna pourrait de
temps à autre lui rendre visite. Elle devait admettre que ni l’une ni l’autre
n’avaient ressenti de déchirement à l’idée de ne plus pouvoir se voir aussi
souvent. Peut-être pensaient-elles déjà à l’opportunité séduisante de pouvoir
expérimenter de nouvelles faces de leur personnalité, une fois libérées du
regard de celle qui la connaissait depuis l’enfance, et qui pouvait aisément
reconnaître les mensonges et les faux-semblants. Ou peut-être que leur amitié
n’était qu’une habitude prise avec les années que la séparation aurait tôt fait
de dissoudre. Il était trop tôt pour savoir, elle décida de laisser cette
question de côté.
Le train s’arrêta dans la gare
de Reutlikon. En face d’Elisabeth plusieurs quais courbes se distribuaient
parallèlement, entrecoupés de couples de voies ferrées. Aucun abri ne
protégeait des intempéries les voyageurs qui attendaient sous une grande
horloge. La gare était presque vide. Sur son quai, personne ne se distinguait
vraiment du modèle banal du banlieusard qui attend son train. Une jeune mère en
manteau sombre, une petite fille sage pendue à chacune de ses mains. Un
monsieur terne et chauve qui portait une mallette de cuir noir. Quelques
étudiants éparpillés fumaient. Un couple de très vieilles personnes prit du
temps pour descendre. Appuyée sur sa canne, la dame attendait anxieusement son
mari que l’homme chauve aidait à sortir de nombreuses valises du wagon. Puis
tous disparurent de son champ de vision. Les quais furent brutalement déserts,
à l’exception d’un employé des chemins de fer qui passa devant elle, son
sifflet rebondissant sur les boutons dorés au bout de son cordon. Tous
défilèrent ensuite dans le couloir. Un des étudiants vint s’asseoir devant
elle.
Un strident coup de sifflet
retentit. Le train se remit lentement en mouvement. Elisabeth aperçut
l’employé, posté au bout du quai, et qui les regardait quitter la gare. Sa
mission était achevée – jusqu’au prochain train.
Elisabeth reprit sa position
initiale. Elle avait toujours son livre sur les genoux. Sa voisine était
concentrée sur son tricot – elle avait seulement levé un court instant la tête
quand le train s’était arrêté – et ne semblait pas attacher d’importance au
fait qu’elles avaient un nouveau voisin, un homme de surcroît. Ou alors elle
voulait laisser croire à l’étudiant qu’elle n’avait pas remarqué sa présence.
En y réfléchissant, Elisabeth se dit que c’était même l’hypothèse la plus
probable. Elle ouvrit son roman au hasard, et se cacha derrière pour observer
discrètement le jeune homme.
Vraiment un très beau garçon, se
dit-elle. Quel âge pouvait-il avoir ? Presque le même âge qu’elle,
probablement. Mais son visage glabre et rond pouvait la tromper. Il avait de
jolis cheveux blonds en désordre ; les yeux bleus et les lèvres fines. Il
portait un costume taillé dans un tissu épais sur une chemise ocre. Sa cravate
était elle aussi marron, comme ses chaussures, de bonne qualité et bien cirées.
A l’usure de son cartable en cuir, on pouvait deviner qu’il lui avait été
offert bien des années auparavant. Il se baissa pour en retirer un petit livre
joliment relié. Il avait de très belles mains, blanches, féminines, aux ongles
ronds et soignés. Il semblait ne pas l’avoir remarquée. Elle bougea légèrement
pour attirer son attention, mais ce fut peine perdue : il était déjà
totalement concentré sur sa lecture.
Elisabeth reporta son attention
sur le paysage qui défilait. Le train était maintenant entré dans
l’agglomération et roulait moins vite. Elle avait ainsi tout le temps de
regarder en détail les petites maisons d’ouvriers, avec leurs jardinets coquets
et surchargés, où tout lui semblait trop propre et trop peigné. Le train longea
une grande usine en briques rouges percée de grandes baies qui dévoilaient sans
pudeur de gigantesques machines-outils en métal noir autour desquelles
s’affairaient des employés en blouse grise. Dans les bureaux mal éclairés, on
devinait des hommes qui se tenaient debout devant de grandes planches à dessin.
Des jeunes femmes tapaient frénétiquement sur des machines à écrire. Le train
passa ensuite par-dessus un canal sur lequel glissait, majestueuse et digne,
une péniche remplie de gravier. Puis il y eut un grand parc – les marronniers
avaient perdu presque toutes leurs feuilles –, d’autres rues, des boulevards à
la circulation intense d’automobiles et de camions, d’autres maisons par
centaines, d’autres jardinets, d’autres usines. Elisabeth se sentait grisée par
l’immensité urbaine.
Plus le train ralentissait,
pénétrant dans un écheveau de rails dense et serré, et plus l’heure de
l’arrivée prévue approchait, plus Elisabeth sentait l’excitation monter en
elle. Elle avait maintenant le nez presque collé contre la vitre, guettant tous
les indices qui pourraient lui permettre d’évaluer la distance qui lui restait
à parcourir. Elle avait déjà tout oublié, ses compagnons de voyage, les
montagnes, la nouvelle vie qui l’attendait, sa famille : elle n’était plus
qu’un bloc d’impatience.
- Vous devriez vous préparer à
descendre, mademoiselle, lui dit la vieille dame, alors que le train longeait
une rue plantée d’élégants immeubles.
- Oh ! mais je suis déjà
prête ! s’exclama-t-elle, comme si elle répondait à Anna.
Elle prit brutalement conscience
de son impolitesse et se retourna vers sa voisine.
- Je suis déjà prête,
reprit-elle, le visage très rouge et tâchant de poser sa voix. Il y a si
longtemps que je suis prête.
La vieille dame lui sourit
franchement, lui montrant par là que non seulement elle comprenait l’impatience
d’Elisabeth, mais qu’elle la partageait en l’honneur de la jeune fille qu’elle
avait été, glanant cette parcelle de jeunesse et d’enthousiasme pour elle-même.
Elle prit un ton assuré pour demander à l’étudiant :
- Auriez-vous l’obligeance de
descendre ma valise ?
Le jeune homme la regarda avec
des yeux ronds, comme éberlué que quelqu’un s’adressât à lui. Il mit ensuite si
longtemps à répondre que les deux femmes se demandèrent s’il n’était pas
étranger.
- Bien sûr, madame, finit-il par
répondre timidement.
La vieille dame continua de le
fixer en souriant gentiment. Il releva les yeux de son livre. Puis il comprit
enfin qu’elle souhaitait qu’il descendît sa valise maintenant. Il se détendit comme un morceau de caoutchouc et
attrapa la poignée qu’elle lui indiquait.
Le train, qui roulait maintenant
au pas, atteignit le bout du quai de la gare Centrale. Elisabeth se tenait
debout dans son compartiment, ses sacs près d’elle sur la banquette. Elle se
mordillait les lèvres. Elle tourna légèrement la tête et vit les grands
panneaux écrits en lettres majuscules. Puis il y eut le crissement long et
désagréable des freins. Le train était maintenant sous la grande verrière. Il y
eut soudain un coup de sifflet, et un vacarme assourdissant. Le train s’arrêta.
C’était maintenant que tout commençait.