vendredi 26 septembre 2014

Deux stations de métro

Madame Roucoulé regardait à travers la vitre une immense affiche publicitaire aux couleurs douces pour un organisme de prêt à la consommation.

Ces crédits, c’est la peste, se dit-elle.

Lorsque le métro était entré dans la station, elle pensait justement à sa fille et à ses problèmes d’argent récurrents. C’était pour Mme Roucoulé une préoccupation constante, et qui durait depuis des années. C’était toujours le même dilemme à résoudre : ne rien donner à son gendre qui jetait l’argent par les fenêtres, et aider à sa fille qui, même si elle ne savait ni raisonner son mari, ni le quitter une bonne fois pour toute, restait sa fille. Et il y avait aussi Valentine, sa petite-fille, qui était totalement innocente des fautes de ses parents et ne méritait pas de vivre dans la misère à cause d’eux.

Il y avait foule sur le quai de la station Opéra. Mais Mme Roucoulé était bien installée, assise depuis la station République, son sac à main sur les genoux, les plis de sa jupe parfaitement tirés et sa permanente toujours bien en place.

Alors qu’elle était perdue dans ses pensées, sa voisine s’était relevée et une autre femme s’était assise à côté d’elle. Elle approchait de la soixantaine ; elle avait les cheveux coupés en carré plongeant. Son teint orange témoignait pour elle du temps qu’elle passait au solarium. Elle avait en outre les yeux passés au charbon de bois et les lèvres peintes d’un rouge sang poisseux. Elle portait un pantalon fuseau noir et un corsage en simili-cuir qui lui écrasait sa poitrine opulente et semblait prêt à exploser.  Des colifichets clinquants brillaient entre ses seins.

Bref, Mme Lempereur était vendeuse de grand magasin.

Le métro se remit en route.

Mme Roucoulé essayait d’évaluer la somme qu’elle pouvait verser sur le compte de sa fille : la somme devait être assez importante pour que sa fille pût nourrir sa famille et régler les factures les plus urgentes, mais suffisamment modeste pour ne pas attirer la convoitise du gendre.

- Excusez-moi, madame, est-ce vous qui portez le parfum Mystères de myrte ? demanda Mme Lempereur en se tournant vers Mme Roucoulé.

Dans sa voix nasale et haut perchée, on sentait à la fois la personne qui ne peut s’empêcher de faire étalage de son expérience, et celle qui ne veut pas faire comme tout le monde : elle adresse la parole aux gens dans le métro et se moque du qu’en-dira-t-on – mais elle passe son temps à commenter l’apparence des autres dans des jugement lapidaires, cruels et souvent injustes. C’était la voix de celle qui ne peut s’empêcher d’essayer de créer des connivences.

Mme Roucoulé se tourna vers Mme Lempereur et répondit sans timidité :

- Ah non, ce n’est pas moi, je regrette…

- Vous êtes certaine ? Il me semblait pourtant…

- Je ne me souviens pas quel parfum je porte aujourd’hui – et elle ajouta sur le ton de la confidence et de la fierté maternelle : ma fille collectionne les bouteilles de parfum miniatures, alors, vous comprenez, j’en change très souvent. Mais je suis certaine que je ne porte pas Mystères de myrte.

Mme Lempereur retroussa son nez et renifla longuement autour d’elle, jetant des regards suspicieux sur les voyageurs de la rame.

- Pourtant je suis ab-so-lu-ment certaine de sentir ce parfum, annonça-t-elle.

- C’est moi qui porte ce parfum, dit un homme timidement, levant un court instant les yeux de son journal.

- Ah ! Je le savais bien ! Je ne suis tout de même pas folle !

- Effectivement, répondit Mme Roucoulé, je suis admirative.

- C’est un parfum d’homme, mais il est très courant de nos jours de voir des femmes qui portent des parfums d’homme.

- Ah oui ?

- Vous savez, de nos jours, les femmes brisent les codes, elles s’approprient le vestiaire de leur mari. Et, vous savez, j’ai un nez infaillible pour les parfums. Depuis toutes ces années que je travaille dans la mode, vous pensez ! Il faut se mettre en permanence à la page, il faut être à l’affût de toutes les nouvelles tendances. Je le dis souvent à mes petites collègues : je suis à moi seule toute une histoire de la mode. Pensez donc : trente ans que je travaille dans ce milieu ! J’en ai vu passer, je peux vous le dire. C’est ma passion. Moi, c’est ce que je dis toujours : quand on a la chance de travailler dans sa passion, que peut-on demander de plus à la vie ? C’est très rare, mais j’ai cette chance, comme je dis toujours.

Le métro s’arrêta à la station Havre-Caumartin. L’homme au journal se leva, fit un signe de tête aux deux dames et sortit.

- Mais je parle, je parle, reprit Mme Lempereur, je raconte ma vie. Mais vous, au fait, vous faites quoi dans la vie ?

- Moi, je dirige une agence matrimoniale, répondit Mme Roucoulé avec un lever de menton orgueilleux.

- Non ? C’est pas vrai ?

- Si si. J’ai une agence sur les Champs Elysées et une autre à Vincennes.

- Mais c’est extraordinaire ! Quelle chance vous avez ! Avec internet, les sites de rencontre, tout ça, reprit-elle à voix plus basse, ça ne vous fait pas trop de concurrence ?

- Ça marche très bien, répondit Mme Roucoulé avec un sourire satisfait et le regard projeté au loin.

- Oh là là, comme j’aimerais travailler avec vous rien qu’une journée ! Ce serait comme un rêve qui se réaliserait pour moi. Vous savez, j’ai des références. Au travail, tout le monde dit que je suis une marieuse. Faut dire que depuis toutes années, j’en ai présenté, des gens. Et j’y réussis assez bien. Au fond, c’est assez simple, il suffit de deviner de quoi les gens ont vraiment besoin pour être heureux – et moi, les gens, je les devine très vite.

Mme Roucoulé lui sourit, mais garda le silence. 

Le métro ralentit.

- Moi, c’est Yvonne, dit Mme Lempereur en lui tendant la main.

- Jeannine, répondit Mme Roucoulé en lui serrant la main.

- Bon, j’y vais. Ça fait plaisir de discuter comme ça, le matin !

- Tout à fait, tout à fait.

Mme Lempereur descendit du wagon à la station Saint-Lazare et se dirigea au pas de charge vers sa sortie.

Le métro se remit en marche.

Trois-cents euros, ça pourrait être un bon compromis, se dit Mme Roucoulé en fronçant les sourcils.


Septembre 2014


dimanche 7 septembre 2014

Anton Fromm

- Votre déjeuner est servi, M. Anton.

Anton Fromm leva les yeux vers sa domestique et pencha la tête sur le côté. Il travaillait sans interruption depuis plusieurs heures et s’était tenu si concentré qu’il lui fallut un long moment pour reconnaître Marie, revenir au présent – l’heure du déjeuner, dans son bureau – et répondre d’une voix douce :

- Très bien. Je descends. Merci, Marie.

Il attendit, immobile, qu’elle quittât l’encadrement de la porte. Il revissa le bouchon de son stylo, retira ses lunettes et se leva de son fauteuil. Un pincement dans les vertèbres interrompit un instant son déplacement vers l’escalier. Il reboutonna sa veste et attrapa sa canne qu’il avait laissé appuyée contre un guéridon couvert de livres. Il descendit lentement les marches habillées d’un épais tapis et pénétra dans la grande salle à manger lambrissée.

Il s’assit sur la chaise au haut dossier capitonné et se demanda, peut-être pour la millième fois, pourquoi il ne se débarrassait pas de cette pénible habitude. Cette table, où seize convives auraient pu dîner avec aise, était manifestement trop vaste pour lui qui prenait seul tous ses repas. Avait-il un besoin si pressant de tous ces couverts d’argent, de toutes ces assiettes de porcelaine, de ce bouquet splendide qui trônait dans son vase de Chine juste devant ses yeux ? Qu’est-ce qui le retenait de prendre ses repas à l’office ? Il aurait sans façon poussé les épluchures de légumes pour se faire une place au haut bout de la table creusée à force d’être récurée ; les chats lui auraient couru entre les jambes ; il aurait respiré les effluves de sauce à la viande et de lessive ; il aurait mangé un repas solide et simple, avec sous les yeux le gros derrière de Marie remuant le contenu de sa marmite et parlant toute seule.

Anton Fromm sourit à cette image. Marie avait le même âge que lui, elle était ronde et rose, toujours aussi énergique et bavarde. Depuis combien de temps était-elle à son service ? Cinquante, soixante ans ? Il l’imagina le chasser de l’office, furieuse de l’avoir dans les jambes, profondément choquée de la révolution sociale que ce changement d’habitude impliquait : « Ouste, M. Anton ! Ouste ! Ce n’est certainement pas la place d’un grand savant comme vous que de souper à l’office ! Voyons, soyez raisonnable ! Comment voulez-vous que je travaille si vous êtes là à me regarder faire ? Hein ? C’est simplement impossible, M. Anton. Simplement im-pos-sible. » Là résidait sans doute la réponse à sa question – tout au moins une partie de la réponse : il ne changeait pas ses habitudes par égard pour Marie. Elle avait modelé toute sa vie sur la sienne et, pour continuer à être elle-même, elle avait besoin qu’il continuât à être le grand homme auprès de qui se dévouer. S’il n’y avait plus de grand homme, c’était que le sacrifice avait été inutile, et que sa vie était gâchée.

Marie donna un coup de pied dans la porte pour l’ouvrir et entra en se dandinant dans la salle à manger. Elle portait une assiette à chaque main, dont une couverte d’une coupole argentée, et tenait une louche serrée entre ses dents. Elle posa le tout devant Anton Fromm, raidi, comme tous les jours, par l’absence de délicatesse de Marie.

- Je vous souhaite un bon appétit, M. Anton,  dit-elle d’une voix forte.

Le temps de trouver une question à lui poser pour la retenir quelques minutes, elle avait déjà disparu, laissant dans son sillage le bruit d’une porte qu’on ouvre et qu’on ferme.

Anton Fromm coupa un morceau de terrine de lapin et le porta à sa bouche. C’était une des nombreuses spécialités de Marie, dont heureusement il ne se lassait pas : elle lui en servait la moitié de l’année. Il mâchait lentement, savourant sa consistance parfaite – ni trop mouillée, ni trop sèche – et cet arrière-goût fumé qui était sa signature et son secret de fabrication.

Il reprit le fil de ses pensées : pourquoi se trouvait-il seul dans cette grande pièce ridiculement apprêtée à chacun de ses repas ? Par égard pour Marie, oui. Mais ce n’était pas tout. Elle n’était qu’une domestique et il était encore maître en son logis. Il aurait pu se faire servir sur le guéridon de la bibliothèque (Marie se serait plaint de devoir plusieurs fois par jour tout monter et tout descendre dans l’escalier). Il aurait pu se rendre au restaurant (mais il n’avait aucune indulgence pour les dépenses somptuaires, et c’en était manifestement une). Il aurait pu inviter des amis ou des parents à lui tenir compagnie (c’était la porte ouverte à des rendez-vous routiniers et asservissants). Etait-il donc condamné à prendre seul ses repas jusqu’à la fin des temps ?

Quand il eut terminé son entrée, il déposa devant lui la seconde assiette et souleva le couvercle. Une belle truite était accompagnée de pommes de terre, de carottes et de navets. Il entreprit de retirer la peau, la tête et les arêtes du poisson. Il déposa les déchets sur l’assiette de terrine maintenant vide et mangea rapidement le repas presque froid. Il s’essuya la bouche dans la grande serviette blanche que Marie changeait à tous les repas et but une gorgée de vin rouge. Il s’appuya confortablement contre le dossier et attendit.

Quelques secondes plus tard, Marie entra dans la salle à manger avec fracas :

- Ça vous a plu, M. Anton ? demanda-t-elle en empilant les assiettes et en y mettant les couverts sales.

- C’était très bien. Merci Marie.

- Je vous apporte le fromage.

- Si vous vouliez bien me mettre une pomme avec, ce serait parfait.

- Bien, monsieur.

La vieille domestique donna un coup de pied dans la porte et disparut à nouveau dans un bruit de tintement.
Vais-je sortir ? se demanda Anton Fromm.

Bien qu’il eut dépassé l’âge de la retraite, il avait continué à exercer sa profession. Nombre de ses doctes collègues l’avaient discrètement incité à cesser ses cours à l’Université et à se consacrer à l’écriture de ses livres. Il savait parfaitement qu’en libérant sa place, une machinerie extrêmement complexe et subtile allait se mettre en marche qui permettrait à nombre d’entre eux de faire avancer leur carrière. Mais il n’avait pas abdiqué et avait continué à enseigner. Ses collègues si bien intentionnés étaient pour la plupart des vieilles badernes très savantes mais sans plus aucune vivacité d’esprit. Ils se répétaient et misaient tout sur leurs acquis. Son cerveau à lui avait besoin, pour travailler et faire avancer la science, de la vitalité et de la stimulation de ses étudiants.

Malgré ses nombreux projets en cours et son emploi du temps chargé, il s’autorisait une heure de promenade tous les jours. Il regarda par la grande baie et constata que le beau temps d’automne se maintenait. Les feuilles dans le jardin vibraient légèrement. Une belle lumière chaude et douce enveloppait le marronnier déjà sec. Il avait toujours aimé le mois de septembre, si plein de promesses après les oisifs et languissants mois d’été.

Oui, se dit-il, j’irai marcher une heure après mon café.

Marie revint avec le fromage et la pomme qu’elle déposa sur la table.

- Merci, dit-il en prenant un couteau propre. Pensez-vous que le beau temps va se maintenir, vous qui êtes dans les secrets des dieux ?

- Ah, monsieur Anton ! Dans les secrets des dieux ! Comme vous y allez ! M’est avis que nous sommes tranquilles jusqu’à la prochaine lune. Mais le fils du boucher, qui m’a fait sa livraison ce matin, m’a soutenu que le vent avait déjà commencé à tourner et qu’il pleuvrait avant samedi. Comment savoir ?

- Effectivement, comment savoir, dit-il pensivement.

- Vous prendrez du café ? demanda-t-elle brusquement.

- Avec plaisir.

- Je vous l’apporterai quand vous aurez terminé.

Elle quitta la pièce en trottinant.

Anton Fromm mangea méthodiquement un morceau de chaque fromage du plateau. Quand ce fut fait, il nettoya son couteau et commença à éplucher sa pomme. La peste de mes habitudes de vieillard, se dit-il. Il lâcha le couteau et croqua dans le fruit. Le jus glissait le long de son poignet, mais il jouissait de la grande quantité de chair qu’il pouvait saisir à chaque bouchée. Pourquoi était-ce meilleur ainsi, que découpé en fines tranches comme il était accoutumé de le faire ?

Marie entra avec un plateau sur lequel était déposée une petite tasse blanche. Elle leva le sourcil droit quand elle aperçut le trognon de pomme dans l’assiette, mais elle ne fit aucun commentaire. Anton Fromm prit la tasse dans le creux de ses mains et regarda en silence Marie qui débarrassait les restes de son déjeuner.

- Je vais marcher jusqu’au lac. Je serai de retour vers quinze heures.

- Bien, M. Anton. Bonne promenade.

- Merci, dit-il avant de porter la tasse à ses lèvres.

Marie quitta à nouveau la pièce, le renvoyant au silence et à la solitude.

Le café était brûlant. Il regrettait de ne pas avoir pris avec lui un journal pour lire en attendant qu’il refroidît. Il se dit ensuite que s’il n’avait pas pris ce café, il aurait pu être déjà en train de se préparer à sortir. Et ce café qui ne refroidit pas, se dit-il, agacé. Et pourtant il avait tout son temps, il n’avait aucune obligation cet après-midi. Décidément, je ne supporte plus cette salle à manger, se dit-il en regardant autour de lui, puisqu’il n’avait rien d’autre à faire. Cette propreté, cette raideur, ces tableaux noircis, ces chaises, les buissons de laurier dans le jardin. Il se fit la remarque que son jardin lui évoquait maintenant les espaces verts d’une clinique. Comment ai-je pu m’enfermer de moi-même dans ce mausolée, se demanda-t-il.

Cette maison était le couronnement de son ascension sociale. Il était âgé quarante ans quand il l’avait acquise. Il était encore jeune mais déjà reconnu par ses pairs, sa célébrité commençait même à sortir des cercles universitaires. Lorsqu’il avait pris possession de cette grande maison blanche, massive, solide, avec son perron et sa volée de marches, ses grandes pièces aux hauts plafonds, ses volets verts, il avait pensé à leur petite chaumière où huit enfants s’ébattaient dans deux pièces étroites et briquées par sa mère toute sa vie durant. Il s’était senti fier de sa réussite et redevable envers ses parents qui n’étaient plus là pour assister aux ultimes fruits de l’éducation qu’ils lui avaient donnée. Même morts, ils gardent un œil sur nous, s’était-il dit en insérant la clé dans la serrure.

Après toutes ces années à le servir dans de petits logements miteux, Marie avait visité avec ravissement les pièces qui allaient devenir son royaume. Grâce à Anton Fromm elle avait atteint un nouvel échelon social, elle était passée de simple bonne à gouvernante. Mais malgré quelques bouffées occasionnelles de vanité, elle n’avait pas changé et était restée indécrottablement l’enfant accidentel d’une fille de ferme. A l’instar des empereurs romains qui se laissaient susurrer les pires injures au creux de l’oreille pendant les triomphes, il n’aurait voulu sous aucun prétexte être séparé de Marie, et oublier d’où lui-même venait.

Les années avaient passé. Anton Fromm avait rempli sa maison de livres, de meubles rares et d’œuvres d’art. La maison était si imprégnée de lui, de ses goûts, de ses sentiments, de tous les événements qu’il avait vécus ici, qu’elle était devenue un prolongement de lui-même, une excroissance monstrueuse et rance de son propre corps. Il ne comprenait plus ce qui avait nourri cette tumeur, quelle soif inextinguible de remplir l’avait pris pour acquérir tous ces objets qui, maintenant qu’il en était las, n’étaient plus que des entraves. Aujourd’hui il était un vieux bonhomme, il se désintéressait de tous ces objets et de tout ce luxe. Il se demandait, sans oser aller au bout de sa réflexion, comment il aurait pu s’y prendre pour alléger son fardeau. Mais que faire de tout ce fatras ? La seule chose à faire dans l’immédiat était de fermer la porte d’entrée derrière lui et d’aller marcher pendant une heure.

Le café était maintenant presque froid. Il avala d’une traite le contenu de sa tasse et se leva de sa chaise. Dans le vestibule, il enfila son manteau léger, vissa son chapeau sur sa tête, et empoigna sa canne. Il ouvrit la porte d’entrée et l’air doux qui vint frapper son visage lui rendit le sourire. Il referma la porte et posa la main sur la rambarde avant de descendre les quelques marches. Lorsqu’il eut franchi les grilles de son jardin, il se sentit soudainement plein d’entrain.

Il s’arrêta un instant sur le trottoir, le temps de laisser passer un élégant tram jaune moutarde au gros phare rond. Le bruit métallique de la lourde machine lancée sur ses rails lui était familier et plaisant. Ses grandes antennes qui frottaient les câbles émettaient des étincelles. Derrière les vitres certains passagers avaient déjà revêtu leur manteau d’automne, tandis que d’autres ne s’étaient pas encore résolus à quitter leur tenue de vacances. Une vieille dame portait un joli chapeau mauve. Aucun ne tourna la tête vers le vieux promeneur.

Le silence revint dans la rue. Anton Fromm prit son pas de promenade, ne se servant presque pas de sa canne. Il n’en avait pas vraiment la nécessité, mais une mauvaise chute suivie d’une longue convalescence lui en avait donné l’habitude. Elle lui tenait en quelque sorte compagnie. Il longea les haies parfaitement taillées au pied desquelles des merles soulevaient les feuilles mortes afin d’y trouver leur pitance. La plupart des maisons de son quartier ressemblait à la sienne, avec quelques variations dans les formes et les décorations ; elles avaient toutes été construites à la même époque, entourées de beaux jardins soigneusement entretenus et protégées de hautes grilles noires. Tous les enfants sont partis, se dit-il, c’est devenu un quartier de riches vieillards.

Plusieurs pâtés de maison plus loin, la rue se terminait à un grand carrefour où se croisaient piétons, autos, taxis et trams dans un fracas continu, mais dans un ordre parfait. C’est cela, la civilisation, se dit-il en attendant son tour de traverser, l’organisation du chaos en flux, tirer profit le plus possible de la force vitale, mais la canaliser. Canaliser, l’expression était particulièrement juste. Les canaux et les polders de Hollande étaient une très bonne allégorie de la civilisation, pensait-il. Depuis son apparition, l’Homme s’était rendu peu à peu maître de ses instincts et de la nature. Ce carrefour en était un achèvement. Jusqu’à quelle prochaine révolution ? se demanda-t-il en s’engageant sur le passage clouté.

Le trottoir du boulevard était assez large pour que tous les passants pussent se déplacer chacun à son rythme et sans se bousculer. Anton Fromm s’arrêtait de temps à autre devant de belles vitrines et en admirait l’opulence arrangée avec soin sur les présentoirs, les tablettes couvertes de tissus brillants, les mannequins plus vrais que nature. En vieillissant il avait perdu cette pulsion d’acheter pour le seul plaisir de la possession. Il n’avait pas besoin de posséder un bel objet pour le trouver beau et avoir plaisir à le contempler. D’ailleurs, avait-il remarqué, certains objets – montres, portefeuilles, vêtements – n’étaient jamais aussi beaux que dans les vitrines, sous un éclairage approprié et accompagnés de leurs semblables.

Même si la nostalgie de la vie à la campagne ne lui était pas inconnue – mais elle était inséparable d’émotions familiales à jamais disparues – il savait qu’il ne pouvait pas se passer de cette vie urbaine au milieu de laquelle il se frayait un chemin. Les livreurs qui encombraient le trottoir de leurs colis volumineux ; les hommes d’affaire qui marchaient nerveusement, leur serviette de cuir sous le bras ; les élégantes qui commençaient tout juste leur journée ; les mères de famille au regard anxieux, un enfant pendu à chaque main ; les traînards et les hors-catégorie de toutes sortes. Dans cette foule, il ne se sentait pas seul, il se sentait indifférencié, participant aux flux anonymes de la ville.

Parvenue au bout du boulevard, la circulation se jetait sur une grande place de forme ovale qui s’ouvrait sur la rive du lac. Ici s’arrêtaient et partaient tous les trams de la ville, comme un cœur qui aspire, repousse et fait circuler le sang dans tout l’organisme. Au centre de la place, serrée dans l’enchevêtrement des rails, la gare de terminus, elle aussi ovale et toute en verre, était couverte par un toit plat en béton, lui aussi ovale, qui s’avançait de quelques mètres au-dessus des passagers pour les protéger des intempéries. Presque tous les habitants de la ville passaient par ici au moins une fois par jour. Anton Fromm aimait y faire un arrêt pour lire les titres de la presse internationale au kiosque à journaux.

Il n’acheta aucun journal. Il traversa lentement la foule en transit et s’engagea sur la promenade qui faisait le tour du lac. La vue était bien dégagée sur le massif qui étincelait au loin sous le soleil d’automne. La neige sur les sommets prenait une couleur dorée et les montagnes, bien détachées les unes des autres, étaient d’un bleu qui tirait au violet.

L’eau du lac était sans cesse en mouvement, agité de vaguelettes qui s’allumaient un instant avant de s’éteindre. Ici et là on voyait de petites barques de pêcheurs vertes. Une fine embarcation fendait rapidement la surface, poussée par les avirons d’une demi-douzaine de jeunes hommes aux bras nus. Un élégant vapeur qui assurait la liaison entre les deux extrémités du lac s’apprêtait à accoster et fit retentir sa corne.

Comment se lasser de ce lac qui est toujours si différent, se dit-il. La promenade, séparée de la circulation automobile par les villas, était le point de rendez-vous des nurses qui sortaient des nuées d’enfants de tous les âges, et bavardaient entre elles, assises les jambes repliées sous elles, sur les pelouses, avec toujours une œil attentif sur les apprentis aventuriers. Les nombreux bancs étaient, eux, le territoire des vieilles dames qui s’y retrouvaient dès le matin pour tricoter, prendre le soleil et bavarder. Anton Fromm les ignora avec orgueil lorsqu’il passa devant elles. Il n’avait rien à voir avec ce genre de personnes et tenait à le montrer.

Anton Fromm marcha au bord du lac sur près d’un kilomètre. Il avait l’esprit uniquement occupé à observer ce qu’il y avait autour de lui. Son regard glissait des montagnes au lac, s’attardait un instant sur un petit voilier phosphorescent, puis se dirigeait vers les jardins des villas, où les parterres de fleurs faisaient des taches multicolores sur les étendues de gazon parfaitement tondu.

Plus on s’éloignait du centre, moins on trouvait de passants. Il était maintenant presque seul sur l’allée de gravier. Il alla jusqu’à la jetée qui était ordinairement le point le plus éloigné de ses promenades quotidiennes, fit quelques pas sur les planches, regarda les poissons qui se déplaçaient lentement entre les pilotis, jeta un dernier regard sur les montagnes et fit demi-tour.


vendredi 28 février 2014

Elisabeth

Elisabeth était assise le dos bien droit sur la banquette de velours rouge. Un gros roman à couverture épaisse était posé sur ses genoux ; elle y appuyait ses mains croisées. Au-dessus de sa tête, dans le filet métallique, son père avait rangé une valise encombrante et un sac de cuir souple. Elle portait l’uniforme qu’elle affectionnait depuis qu’elle était étudiante – elle l’avait vu porté par les femmes professeurs qu’elle admirait et à qui elle aspirait de ressembler : une jupe longue et une veste en tweed, une chemise à col rond et une fine cravate sombre. Avec l’ongle de son pouce droit, elle jouait à faire glisser sur son auriculaire gauche la chevalière en or qu’elle avait reçue en cadeau pour ses vingt ans. Quelques mois seulement avaient passé depuis son anniversaire, pourtant elle se sentait déjà très différente de la petite fille qu’elle était encore l’hiver précédent.

Après avoir quitté les derniers faubourgs, le train prit de la vitesse. Les embranchements le faisaient onduler sur les rails, si bien que le front d’Elisabeth vint plusieurs fois cogner contre la vitre. Quand il entra dans un tunnel, son propre visage lui apparut brusquement. Elle se regarda avec intensité : était-elle belle ? Cette question était difficile pour elle. Il y avait ceux qui la trouvaient belle, et ceux qui la trouvaient laide. Personne ne lui avait jamais dit qu’elle avait un visage quelconque, mais ce n’était guère un réconfort. Elle avait un beau front, pur et blanc comme dans les livres. Elle attachait toujours ses cheveux clairs de telle façon qu’on le vît. Les sourcils étaient clairs, eux aussi, et droits. Ses yeux étaient un peu tristes, la pupille vert pâle, sans caractère. Le nez était la copie conforme de celui de son père, droit et fier. Les lèvres étaient fines comme celles d’un garçon ; elle enviait les lèvres pulpeuses et rouges de ses amies. Le menton était banal, ce qui atténuait l’effet désastreux des mâchoires trop carrées. Elle se demanda ce qu’un étranger lisait sur son visage quand il la voyait pour la première fois. Le train sortit du tunnel, son reflet laissa la place à un vaste alpage piqueté de chalets.

Délaissant ce paysage qu’elle connaissait trop bien, son attitude se relâcha. Elle se laissa tomber sur le dossier moelleux. Elle jeta un regard rapide sur la seule autre personne qui occupait le compartiment avec elle. C’était une vieille dame boulotte, assise sur un fauteuil de la banquette opposée à celle d’Elisabeth, près de la porte vitrée qui donnait sur le couloir. Ses joues étaient duveteuses et tombantes. Ses cheveux faisaient d’amusantes bouclettes sur le haut de son crâne. Elle était si serrée dans son tailleur qu’Elisabeth se demanda si ses boutons n’allaient pas sauter quand elle se lèverait. Ce qui expliquait pourquoi elle semblait si attentive à ne faire aucun mouvement. Elle ne faisait d’ailleurs rien du tout et regardait droit devant elle. Elisabeth, continuant son examen, s’interrogea sur les raisons mystérieuses qui la retenait de sortir son tricot qui dépassait du panier posé à ses pieds. Mais elle n’eut pas le temps de réfléchir plus avant à cette question, son attention fut détournée par le passage d’un contrôleur corpulent, coiffé d’un képi, de l’autre côté de la vitre. Soudain inquiète, elle s’assura de la présence de son billet dans son cartable : il y était. Elle soupira doucement et regarda à nouveau la paysage qui défilait derrière la glace.

Ces cimes blanches et pointues qui se propulsaient vers un ciel clair et transparent, elle les connaissait par cœur. Elle les avait toutes escaladées au moins une fois. Elle pensa avec dépit qu’elle se trouvait encore un peu à la maison. Depuis que son père avait donné son accord à ce qu’elle continuât ses études d’histoire et de littérature à l’Université Fédérale, où les cours étaient incomparablement meilleurs que dans sa petite faculté de province – c’était cela ce qui avait décidé son père – elle attendait avec impatience le moment où elle allait enfin ressentir la rupture nette du lien avec sa famille. Maintenant qu’elle était dans ce train, qu’elle avait dit adieu à son père, à sa mère, à ses frères, elle guettait dans les moindres replis de son âme le moment où elle entendrait le petit craquement qui signalerait qu’elle était enfin libre. Les montagnes familières gâchaient décidément tout. Il fallait encore attendre.

La mine boudeuse, elle ouvrit son roman à la première page, espérant qu’en lisant le temps passerait plus vite. Lorsqu’elle parvint à la fin du premier paragraphe, elle prit conscience qu’elle n’avait rien compris à ce qu’elle avait lu. Les mots s’étaient imprimés sur sa rétine, mais ils étaient absolument vides de sens. Elle relut plus lentement, s’obligeant à se concentrer, sans plus de résultat. Elle referma le livre d’un coup sec en soupirant. Elle n’avait aucune envie de lire alors que tant de pensées assaillaient son cerveau sans relâche depuis que le train avait quitté la gare.

Elle se demandait, à la fois anxieuse et impatiente, à quoi allait ressembler sa nouvelle vie. Est-ce que la grande ville allait lui tendre les bras pour l’accueillir en son sein ? Ou bien allait-elle la bousculer sans ménagement et la réduire à un fétu de paille dans le vent ? Ses études, qui étaient pourtant la raison principale de son départ, passaient au second plan dans son esprit. Elle se faisait mille imaginations sur les personnes passionnantes qu’elle allait rencontrer, les rues qui allaient devenir son nouveau paysage quotidien, toutes ces habitudes qu’il allait lui falloir inventer pour s’installer confortablement dans sa nouvelle vie. Elle avait confiance en elle et craignait moins la solitude que le contact avec des étrangers qui possédaient des codes qu’elle ne maîtrisait pas encore. Elle s’attendait à trouver la liberté exaltante, et soupirait d’aise de ne plus avoir à suivre le cérémonial ennuyeux de la vie familiale et bourgeoise. Elle n’aurait plus à s’adapter à la vie des autres, mais à créer ses propres règles de vie. On allait voir de quoi elle était capable.

Etre à la fois la première de sa famille à réussir le concours d’entrée de la prestigieuse Université et la première femme à prolonger aussi loin ses études la remplissait d’orgueil. Elle avait de grands projets pour elle-même et une soif de savoir inextinguible. Malgré ses résultats brillants et ses vastes lectures, elle savait par avance que sa carrière atteindrait rapidement son point culminant si elle ne partait pas. Avec l’assurance que son père la soutiendrait tant qu’elle réussirait – parce qu’il avait la plus grande admiration pour les facultés de sa fille, sans aucune considération de sexe – elle savait qu’elle possédait toutes les cartes pour devenir ce qu’elle voulait ardemment être : une grande femme – comme on parle des grands hommes. Elle ne voulait pas encore penser – pas maintenant que tout ne faisait que commencer – aux années de labeur qu’il lui faudrait supporter pour se hisser jusqu’à ce firmament de l’intelligence. De cela non plus, elle n’avait pas peur. C’était son domaine réservé depuis toujours, et cela ne dépendait que de sa propre volonté.

Sa voisine se décida enfin à sortir son tricot. Elisabeth retint sa respiration en l’observant du coin de l’œil, mais le tissu et les boutons, quoique tendus à l’extrême, résistèrent. La vieille dame avait le visage rouge quand elle se redressa. Elle se remit rapidement de son effort et plaça savamment les aiguilles entre ses doigts boudinés. Elisabeth observa un long moment le mouvement rapide et régulier qui semblait sécréter de lui-même de la matière. D’abord attendrie par cette activité qui lui évoquait le calme tendre et serein d’une grand-mère, elle décida ensuite que jamais de sa vie elle ne tricoterait. Elle ne se demanda pas d’où pouvait surgir un refus si véhément. Elle n’avait simplement jamais eu de don pour les activités manuelles qu’on imposait aux petites filles de son milieu, cela la rendait vite impatiente, elle en avait pris son parti et ne cherchait pas plus loin.

Le souvenir des après-midi d’enfance, seule avec sa nurse dans la grande salle de jeu silencieuse, lui était pénible. Elle était révoltée par l’interdiction qui lui était faite de courir dehors. Elle était sans cesse sous la surveillance d’une de ces jeunes filles qui s’étaient succédées à la maison, toutes les mêmes, gentilles, strictes, fades. Elle n’avait gardé en mémoire le visage d’aucune. Elle n’en avait aimé aucune en particulier. En revanche, elle se souvenait très bien de ses regards désespérés par la fenêtre, ses frères s’égaillant librement sur la grande pelouse, libres de jouer à tous ces jeux qui lui étaient interdits. Jamais elle n’avait pu se défaire totalement de cette sensation d’emprisonnement injuste, et gardait toujours au fond d’elle une petite rancœur contre ses frères inconscients de leurs privilèges, et qui refusaient toujours qu’elle les accompagnât dans leurs aventures.

Le temps avait passé et ses relations avec ses frères avaient profondément changé. Ils menaient tous les trois leur vie d’homme adulte ; elle ne les enviait plus. En outre, elle n’aimait pas penser à son enfance, la lutte pour s’en arracher avait été trop longue et trop douloureuse. Partir de la maison familiale était une étape de plus sur le chemin de la liberté, une étape décisive, espérait-elle. Elle ne se sentait aucune nostalgie pour la vie qu’elle quittait. Elle avait aimé les deux années universitaires précédentes, mais elle savait qu’elle méritait mieux, que son horizon était encore trop étroit. Et ceux qui ne comprendraient pas ça, tant pis pour eux.

Malgré la distance qui s’allongeait irrémédiablement, le paysage ne changeait guère. Les montagnes étaient à peine moins élevées. La voie de chemin de fer dominait un torrent vigoureux et brillant. Les noms en lettres majuscules des petites gares que le train traversait à toute vitesse lui rappelaient qu’elles pouvaient toutes potentiellement être la destination d’une excursion d’une journée. Elle ouvrit à nouveau son roman, mais c’était pour s’occuper les mains, elle n’essaya même pas de commencer à lire. Elle le laissa ouvert sur ses genoux et tourna la tête vers la vitre. Brusquement elle se sentit accablée par sa solitude et angoissée par ce qui l’attendait. Elle pâlit et sentit un poids sur sa poitrine. Elle avala sa salive et ferma les yeux. Elle essaya de se calmer en contrôlant sa respiration. Elle ouvrit à nouveau les yeux sur sa voisine qui était concentrée sur son ouvrage. Sans en comprendre la raison, elle se sentit mieux de simplement la regarder. Quel étrange pouvoir ont les êtres humains sur les autres êtres humains, se dit-elle. La bouffée d’angoisse avait disparu. Elle n’avait duré qu’un instant.

Elle releva la tête avec orgueil. Toute sa détermination à affronter le monde se réveilla. Elle regarda à nouveau les montagnes avec la conviction que son cerveau était comme une pâte à laquelle elle devait donner une forme afin de le rendre capable d’obtenir ce que sa personnalité estimait être son dû. Tous – élèves, professeurs, camarades et amis – allaient se prosterner d’admiration devant elle, partout on allait l’accueillir comme un miracle tombé du ciel, étonné d’avoir pu vivre si longtemps sans la connaître. Elle laisserait quelque chose d’elle à chacun de ses passages, offrant comme un privilège quelques instants de compagnie ou quelques mots brillants. Elle se gargarisait de tous les sentiments qu’elle allait faire naître. Elle s’aimait tellement et s’estimait tellement chanceuse d’être elle-même, qu’une larme d’émotion mouilla son œil.

« Votre billet, mademoiselle ! » tonna une voix sévère dans son oreille gauche.

Elisabeth sursauta, tourna la tête et leva les yeux vers le contrôleur ventru. Il la regardait en fronçant les sourcils, tendant impatiemment sa main droite vers elle. Elle se baissa vivement et fouilla frénétiquement dans son sac, si bien qu’elle mit un temps qui lui parut infini avant de trouver son billet. Mais elle le trouva, et lui tendit avec un sourire crispé qu’il ne lui rendit pas. Elle tremblait de tous ses membres, paniquée à l’idée de ne pas être en règle et de devoir suivre l’affreux bonhomme dans le petit bureau près des toilettes qui lui avait semblé sinistre lorsqu’elle était passée devant.

Le contrôleur étudia son billet avec soin, lisant chaque ligne attentivement – elle pouvait suivre le mouvement de ses yeux. Puis il lui tendit le morceau de carton beige en jetant un regard perçant sur elle. Elle ne put l’affronter et baissa les yeux.

« Merci, mademoiselle. Je vous souhaite un bon voyage » dit-il sèchement. Puis il sortit du compartiment.

Elisabeth expira profondément. Elle se sentait châtiée de son extraordinaire orgueil.

- Pas commode, n’est-ce pas ? dit la vieille dame, une fois que la porte fut fermée.

Elle souriait à demi et regardait Elisabeth avec tant de tendresse qu’elle faillit bien se mettre à pleurer pour de bon. 

Après un court instant, la vieille dame reprit :

- Il était sans doute en colère que vous n’ayez pas fait attention à lui quand il est entré. Vous étiez sans doute perdue dans vos pensées ?

Elisabeth sourit timidement et hocha la tête.

- Je me doutais bien que vous ne pensiez pas à mal. Une si gentille petiote, je me disais. Elle est simplement préoccupée par ses états d’âme. C’est si sensible, une jeune fille. Moi aussi, j’étais comme vous quand j’avais votre âge.

Elisabeth repoussa le plus loin possible l’idée de ressembler un jour à cette grosse dame aux bajoues roses. Mais encore toute apeurée par cette idée, elle lui répondit :

- J’ai eu tellement peur !

- C’est bien naturel. Tout est fini, maintenant. N’y pensez plus.

Elisabeth lui sourit cette fois franchement et ouvrit son roman afin de se donner une contenance et de couper toute velléité de conversation de la gentille grand-mère. Elle ne pouvait pas gaspiller cet instant peut-être unique dans sa vie en bavardant avec sa voisine de compartiment.

Elle fit semblant de lire pendant quelques minutes. Puis, rassurée par le cliquetis régulier des aiguilles, elle releva la tête et détourna les yeux de son livre. Les montagnes familières avaient laissé la place à des collines peu élevées dont les sommets étaient couverts de bois compacts de pins d’un vert sombre et profond. Leurs pentes, assez raides, vert tendre et fleuries, étaient traversées de multiples sentiers façonnés par le bétail. Elle avait franchi une frontière. Elle avait quitté la montagne dont elle était née pour un paysage moins violent dans ses contrastes – plus civilisé en somme. Elle avait souvent pensé que là où les éléments se faisaient moins sévères, une forme de vie plus élevée était possible. Puis elle pensa aux destins de ces hommes héroïques et aux vertus hors du commun qui avaient affronté la haute montagne ou la haute mer – ce n’était pas un hasard pour elle si on utilisait le même qualificatif – et parvint à la conclusion que son idée était stupide. C’était une nouvelle victoire dans la bataille acharnée qu’elle menait depuis quelques temps contre ses propres préjugés.

Une vache aux longues cornes effilées leva la tête au passage du train.

Elles avaient passé toute l’après-midi à bavarder, à demi étendues sur un grand tapis aux motifs orientaux bleus, rouges et jaunes. Sur le plateau rond en métal brillant, il y avait une théière, deux tasses et leurs soucoupes, deux petites cuillères, un petit pot de lait et une assiette de biscuits. Elles étaient dans la chambre d’Anna, la porte était fermée, elles étaient à l’abri de toute oreille indiscrète. De quoi avaient-elles parlé ? Elisabeth ne se souvenait plus des détails. Sans avaient-elles commencé par la littérature ou la musique. Puis, elle ne savait par quel chemin, elle avaient glissé vers les sentiments et les émotions, dans un bavardage intime sans queue ni tête, le front par moments rouge de dévoiler des secrets jamais dits, jamais même formulés avec des mots. Anna, sa meilleure amie, qu’elle pensait si bien connaître, avec qui elle passait tant de temps, l’avait pour la première fois contredite cette après-midi-là. Elisabeth s’était demandée d’où Anna pouvait tenir ses nouvelles idées, et si sur le moment elle s’était sentie heurtée, le choc avait imperceptiblement fait bouger quelque chose en elle.

Une fois sous la lumière jaune et pâle des réverbères, se faisant lentement un chemin dans la neige épaisse, Elisabeth avait cherché à comprendre ce qui avait changé en Anna, et pourquoi cette chose avait dans le même temps changé quelque chose en elle. Elle avait essayé de reconstituer les paroles qu’elles s’étaient échangées, espérant y découvrir une réponse. En observant attentivement les attitudes et les mots de l’Anna qu’elle avait reconstituée dans son souvenir, elle avait décelé une assurance qui lui avait semblé nouvelle. Elisabeth s’était sentie piquée de ce qu’elle avait identifié comme un retard de sa part. Anna l’avait doublée : elle avait commencé la première à s’affranchir des idées des autres pour se forger ses propres goûts et ses propres points de vue. Elisabeth n’avait eu alors de cesse de passer au crible de son entendement tout ce qui lui passait par la tête, et ainsi purger son intelligence de tout ce qui n’était pas d’elle, donc sans valeur.

Anna allait-elle lui manquer ? Jusqu’à cet instant elle ne s’était pas posée la question. Elles s’étaient engagées à s’écrire souvent, Elisabeth avait promis de tout lui raconter de sa nouvelle vie, Anna de la tenir régulièrement informée de tous les potins dont elle pourrait avoir connaissance. Elisabeth pensa qu’elle allait la retrouver à chacun de ses retours, peut-être même qu’Anna pourrait de temps à autre lui rendre visite. Elle devait admettre que ni l’une ni l’autre n’avaient ressenti de déchirement à l’idée de ne plus pouvoir se voir aussi souvent. Peut-être pensaient-elles déjà à l’opportunité séduisante de pouvoir expérimenter de nouvelles faces de leur personnalité, une fois libérées du regard de celle qui la connaissait depuis l’enfance, et qui pouvait aisément reconnaître les mensonges et les faux-semblants. Ou peut-être que leur amitié n’était qu’une habitude prise avec les années que la séparation aurait tôt fait de dissoudre. Il était trop tôt pour savoir, elle décida de laisser cette question de côté.

Le train s’arrêta dans la gare de Reutlikon. En face d’Elisabeth plusieurs quais courbes se distribuaient parallèlement, entrecoupés de couples de voies ferrées. Aucun abri ne protégeait des intempéries les voyageurs qui attendaient sous une grande horloge. La gare était presque vide. Sur son quai, personne ne se distinguait vraiment du modèle banal du banlieusard qui attend son train. Une jeune mère en manteau sombre, une petite fille sage pendue à chacune de ses mains. Un monsieur terne et chauve qui portait une mallette de cuir noir. Quelques étudiants éparpillés fumaient. Un couple de très vieilles personnes prit du temps pour descendre. Appuyée sur sa canne, la dame attendait anxieusement son mari que l’homme chauve aidait à sortir de nombreuses valises du wagon. Puis tous disparurent de son champ de vision. Les quais furent brutalement déserts, à l’exception d’un employé des chemins de fer qui passa devant elle, son sifflet rebondissant sur les boutons dorés au bout de son cordon. Tous défilèrent ensuite dans le couloir. Un des étudiants vint s’asseoir devant elle.

Un strident coup de sifflet retentit. Le train se remit lentement en mouvement. Elisabeth aperçut l’employé, posté au bout du quai, et qui les regardait quitter la gare. Sa mission était achevée – jusqu’au prochain train. 

Elisabeth reprit sa position initiale. Elle avait toujours son livre sur les genoux. Sa voisine était concentrée sur son tricot – elle avait seulement levé un court instant la tête quand le train s’était arrêté – et ne semblait pas attacher d’importance au fait qu’elles avaient un nouveau voisin, un homme de surcroît. Ou alors elle voulait laisser croire à l’étudiant qu’elle n’avait pas remarqué sa présence. En y réfléchissant, Elisabeth se dit que c’était même l’hypothèse la plus probable. Elle ouvrit son roman au hasard, et se cacha derrière pour observer discrètement le jeune homme.
Vraiment un très beau garçon, se dit-elle. Quel âge pouvait-il avoir ? Presque le même âge qu’elle, probablement. Mais son visage glabre et rond pouvait la tromper. Il avait de jolis cheveux blonds en désordre ; les yeux bleus et les lèvres fines. Il portait un costume taillé dans un tissu épais sur une chemise ocre. Sa cravate était elle aussi marron, comme ses chaussures, de bonne qualité et bien cirées. A l’usure de son cartable en cuir, on pouvait deviner qu’il lui avait été offert bien des années auparavant. Il se baissa pour en retirer un petit livre joliment relié. Il avait de très belles mains, blanches, féminines, aux ongles ronds et soignés. Il semblait ne pas l’avoir remarquée. Elle bougea légèrement pour attirer son attention, mais ce fut peine perdue : il était déjà totalement concentré sur sa lecture.

Elisabeth reporta son attention sur le paysage qui défilait. Le train était maintenant entré dans l’agglomération et roulait moins vite. Elle avait ainsi tout le temps de regarder en détail les petites maisons d’ouvriers, avec leurs jardinets coquets et surchargés, où tout lui semblait trop propre et trop peigné. Le train longea une grande usine en briques rouges percée de grandes baies qui dévoilaient sans pudeur de gigantesques machines-outils en métal noir autour desquelles s’affairaient des employés en blouse grise. Dans les bureaux mal éclairés, on devinait des hommes qui se tenaient debout devant de grandes planches à dessin. Des jeunes femmes tapaient frénétiquement sur des machines à écrire. Le train passa ensuite par-dessus un canal sur lequel glissait, majestueuse et digne, une péniche remplie de gravier. Puis il y eut un grand parc – les marronniers avaient perdu presque toutes leurs feuilles –, d’autres rues, des boulevards à la circulation intense d’automobiles et de camions, d’autres maisons par centaines, d’autres jardinets, d’autres usines. Elisabeth se sentait grisée par l’immensité urbaine.

Plus le train ralentissait, pénétrant dans un écheveau de rails dense et serré, et plus l’heure de l’arrivée prévue approchait, plus Elisabeth sentait l’excitation monter en elle. Elle avait maintenant le nez presque collé contre la vitre, guettant tous les indices qui pourraient lui permettre d’évaluer la distance qui lui restait à parcourir. Elle avait déjà tout oublié, ses compagnons de voyage, les montagnes, la nouvelle vie qui l’attendait, sa famille : elle n’était plus qu’un bloc d’impatience.

- Vous devriez vous préparer à descendre, mademoiselle, lui dit la vieille dame, alors que le train longeait une rue plantée d’élégants immeubles.

- Oh ! mais je suis déjà prête ! s’exclama-t-elle, comme si elle répondait à Anna.

Elle prit brutalement conscience de son impolitesse et se retourna vers sa voisine.

- Je suis déjà prête, reprit-elle, le visage très rouge et tâchant de poser sa voix. Il y a si longtemps que je suis prête.

La vieille dame lui sourit franchement, lui montrant par là que non seulement elle comprenait l’impatience d’Elisabeth, mais qu’elle la partageait en l’honneur de la jeune fille qu’elle avait été, glanant cette parcelle de jeunesse et d’enthousiasme pour elle-même. Elle prit un ton assuré pour demander à l’étudiant :

- Auriez-vous l’obligeance de descendre ma valise ?

Le jeune homme la regarda avec des yeux ronds, comme éberlué que quelqu’un s’adressât à lui. Il mit ensuite si longtemps à répondre que les deux femmes se demandèrent s’il n’était pas étranger.

- Bien sûr, madame, finit-il par répondre timidement.

La vieille dame continua de le fixer en souriant gentiment. Il releva les yeux de son livre. Puis il comprit enfin qu’elle souhaitait qu’il descendît sa valise maintenant. Il se détendit comme un morceau de caoutchouc et attrapa la poignée qu’elle lui indiquait.

Le train, qui roulait maintenant au pas, atteignit le bout du quai de la gare Centrale. Elisabeth se tenait debout dans son compartiment, ses sacs près d’elle sur la banquette. Elle se mordillait les lèvres. Elle tourna légèrement la tête et vit les grands panneaux écrits en lettres majuscules. Puis il y eut le crissement long et désagréable des freins. Le train était maintenant sous la grande verrière. Il y eut soudain un coup de sifflet, et un vacarme assourdissant. Le train s’arrêta. C’était maintenant que tout commençait.