Un
nuit froide et sans lune était tombée. Les deux soldats avaient éteint leur feu
et éparpillé les cendres dès que le jour avait commencé à décliner. Ils avaient
tiré au sort le nom de celui qui allait effectuer le premier tour de garde,
puis ils étaient partis chacun de leur côté.
Tandis
que l’un installait son couchage sur le lit de camp de l’abri, sans autre choix
– puisque toute source de lumière était interdite dans la maisonnette – que d’essayer
de trouver le sommeil léger et agité de celui qui sait qu’il sera réveillé au
milieu de la nuit, l’autre montait lentement l’échelle de la cabane d’observation.
C’était
une sorte de cabane de chasseur, boîte en bois suspendue sur quatre longues
pattes dans les feuillages, ouverte sur le côté où on entrait, couverte d’un
toit de camouflage, et dont trois côtés étaient percés de lucarnes de
surveillance étirées.
Le
premier de tour de garde, debout dans la cabane, se demanda, comme toujours au
début d’une nuit de surveillance, quelle était la meilleure position pour
rester immobile si longtemps sans sentir son corps s’ankyloser et sans être
tenté de s’endormir. Il n’était pas possible d’y rester debout : regarder
par les ouvertures nécessitait de se baisser. Rester à genou était trop
fatiguant et douloureux. Etre assis en tailleur demandait trop de temps pour se relever en cas d’urgence. Alors il décida de commencer sa veille en s’asseyant
le dos contre le mur, les jambes à moitié pliées et les pieds à plat sur le sol
sale de la cabane.
Il
croisa d’abord les bras, et s’assura qu’il avait tout ce dont il avait besoin.
A portée de main, il avait sa gourde, ses cigarettes – même s’il n’était pas
autorisé à fumer – et son arme, canon levé. Le sifflet d’alarme était pendu à
son cou par un cordon crasseux.
Il
lui fallut ensuite plusieurs minutes pour habituer son ouïe aux bruits de la
forêt. Dans l’obscurité, le bruissement des feuilles sous lesquelles il se
tenait l’assourdissait. Il y eut ensuite quelques hululements et les
craquements habituels.
Il
resta ainsi pendant plusieurs minutes, ne pensant à rien, laissant la nuit
couler en lui. Il remonta son col, referma le dernier bouton de sa vareuse et
ajusta sa casquette pour garder son crâne au chaud.
Suivant
à la lettre les instructions qui stipulaient que le garde devait s’assurer visuellement avec régularité de la
situation sur le terrain, il se releva et glissa les yeux à travers une des
petites fenêtres de la cabane. Il faisait si sombre qu’il devinait tout juste
la paire de rails qui se perdait dans l’obscurité, sur la droite et sur la
gauche. Il se fit la remarque pleine de justesse qu’il aurait été bien en peine
d’apercevoir qui que ce fût dans cette purée de poix.
Il
se rassit, ayant en tête la pensée rassurante qu’il ne passait jamais personne
sur cette voie hormis quelques trains de bois à la fin de la saison de coupe,
et qu’un fugitif éventuel n’aurait pas eu l’idée de rester à découvert sur la
voie qui offrait presque un couloir de tir parfait.
Il
laissa un long moment se passer avant de se relever contrôler la vue. Il se dit
que plus la nuit allait avancer, moins il aurait le courage de se relever pour
assurer sa surveillance inutile. A l’exception des cimes qui ondulaient légèrement
sur la gauche des rails, il n’aperçut aucun mouvement suspect et se réinstalla.
La place était encore chaude. Il but une goutte de l’alcool fort qu’il avait
emporté avec lui.
Une
période de temps assez longue s’écoula. Il ne parvenait pas à la quantifier,
pour cela il aurait fallu craquer une allumette et regarder sa montre. Il
sentait le froid qui tombait sur ses épaules et la fatigue qui lui rendait l’esprit
confus. Il se demanda s’il ne s’était pas assoupi.
Par
acquit de conscience, il se releva, étira ses membres. Il fit du même coup
craquer les planches du sol de la cabane et sursauta. Il regarda à travers la
première lucarne. Il constata seulement que le vent s’était levé, la cime des
arbres était prise d’une grande agitation.
Il
se rassit en se demandant pourquoi on ne les équipait pas de projecteurs
puissants qui auraient permis d’éclairer la voie sur des dizaines de mètres et
de repérer immédiatement tout intrus.
Il
posa la tête sur la paroi de la cabane et revit en mémoire les mouvements
saccadés des arbres. Il tendit l’oreille, se concentra sur son ouïe. Il devait
admettre qu’il n’entendait pas le bruit qu’il aurait dû entendre dans les
arbres si le vent avait soufflé aussi fort qu’il l’avait vu.
Il
se releva à nouveau et observa. Les cimes avaient retrouvé leur ondulation
naturelle. Ce n’était donc qu’une simple bourrasque. Il se rassit rassuré.
Une
autre période de temps s’écoula. Une heure, deux heures, trois heures ; il
ne savait pas. Il luttait contre le sommeil, se sentait glacé des pieds à la tête,
ses articulations étaient douloureuses et l’ennui l’abrutissait complètement.
Il
décida de se secouer, si ce n’était pour le bien de sa surveillance, cela
aurait au moins le mérite de le réveiller. Il resta face à la lucarne plus
longtemps que de coutume, sondant l’obscurité et le silence. Il vit à nouveau les
cimes onduler dans de grands mouvements. Il n’était pas certain de rêver, mais
il avait la sensation qu’une partie seulement de la forêt était concernée par
les bourrasques.
Il
frissonna, s’agenouilla, baissa les yeux comme pour les laver de sa vision et
empoigna son arme.
Il
releva la tête et regarda à nouveau avec attention la zone de forêt qui
longeait la voie ferrée et qui s’agitait. Cette fois, il en était certain, un
seul arbre, probablement un très grand arbre, était pris de mouvements
inhabituels. Il était presque certain qu’une bourrasque seule ne pouvait pas créer
ce genre de mouvement désordonné. Il lui semblait que toute une colonie de
singes se balançait dans ses branches.
Il
resta un long moment à regarder ce mystère et à se demander de quoi il pouvait
s’agir. Il eut soudain la réponse à sa question : ce ne pouvait être qu’une
colonie de corbeaux. Seuls ces grands oiseaux pouvaient créer ce mouvement dans
les branches. Il avait déjà vu une bande de ces animaux quand il était enfant,
plusieurs dizaines de volatiles noirs qui agitaient un pauvre peuplier en tout
sens au bord du fleuve. Il se rassit soulagé.
Alors
qu’il fermait les yeux, il prit conscience qu’à la différence d’avec son
souvenir, il n’entendait pas les lugubres croassements qui accompagnaient cette
scène de son enfance. Soudain le silence de la forêt l’inquiéta. Il se
demandait s’il devait alerter son camarade. Mais pour lui dire quoi ? Qu’un
arbre bougeait bizarrement ? Que la forêt était trop silencieuse ?
Il
n’y avait rien là de vraiment inquiétant, et pourtant il sentait une terreur
froide mouiller son dos. Il était incapable de réfléchir et de décider ce qui était
le mieux à faire pour lui.
Il
ne pouvait plus bouger et sentait chaque seconde s’écouler lentement. Tirant du
plus profond de lui-même le courage d’aller s’assurer une dernière fois qu’il n’avait
pas rêvé, avec l’espoir de s’être trompé, de s’être monté une histoire, il
regarda par la petite lucarne dans la direction de l’arbre qui s’agitait. Mais
c’était maintenant au tour d’un autre arbre d’être pris de mouvements
convulsifs, il en était absolument certain. Celui qui était maintenant touché
par le phénomène était beaucoup plus proche de la cabane que le précédent.
Il
ne lui fallut qu’un éclair de temps pour parvenir à cette conclusion : la
chose s’était rapprochée. Il ne doutait plus maintenant que quelque chose
faisait bouger les arbres, et que cette chose s’était déplacée. Paralysé par la
peur, il regardait fixement les branches folles en essayant de deviner une
forme qui lui eût permis de savoir ce que c’était, homme ou animal.
Puis
l’arbre cessa brusquement de bouger. Il resta tendu de tous ses nerfs à
attendre un bruit ou une lumière, quelque chose. Mais il n’y avait rien d’autre
que le silence noir. La forêt semblait même minérale tant elle était immobile
et silencieuse.
Un
très long moment s’écoula ainsi.
Puis
le silence fut rompu par un long cri aigu et inhumain.
Il
empoigna son arme et descendit l’échelle à toute vitesse. Il sauta sur le sol,
puis entendit au-dessus de lui les feuilles qui s’entrechoquaient. Il leva la tête,
et avant même d’avoir pu apercevoir ce qui était au-dessus de lui, il s’effondra
sur le sol, un fin morceau de bois en travers de la gorge.
Avril 2013