Penché en avant, le vieil homme
grattait le fond de la poêle pour en détacher les restes noircis des trois
sardines de son déjeuner. Ils composeraient le festin de la dizaine de chats
qui ondulaient autour de lui, la queue déplumée dressée au-dessus de leurs
corps rachitiques. Ils connaissaient ses heures et ses habitudes. A peine sa
fourchette frottait-elle la casserole qu’ils accouraient tous comme des petits
faunes à travers la végétation ensauvagée du jardin.
Il se releva, souleva la visière
de sa casquette et s’épongea le front avec sa manche de chemise. Le soleil
n’atteindrait son zénith que dans une grosse heure, mais il tapait déjà fort.
Il se dirigea vers la maison et entra par la porte qu’il avait laissée
entrouverte.
Sa maison ne comportait qu’une
seule pièce qui faisait office de chambre, de cuisine et de salon. Son seul
luxe en était le sol couvert de grandes ardoises parfaitement jointoyées et
très propres. Une petite cheminée à mi hauteur du mur lui servait à la fois à
faire cuire ses aliments et à le chauffer en hiver. Il y avait tout juste la
place pour son mobilier : un lit de camp, une petite table carrée, une
chaise, un buffet. Une cuvette creusée dans un bloc de roche était disposée
sous l’unique fenêtre aux volets toujours fermés. Il y faisait sa toilette et y
lavait sa vaisselle. Au-dessus de sa tête de belles grosses poutres, noires
comme le charbon, supportaient le toit de lauzes.
Il déposa la poêle noircie au
fond de l’évier, puis débarrassa la table des restes de son repas. Il prit un
vieux torchon sale pour retirer du feu la petite casserole d’aluminium dans
laquelle il avait mis son café à chauffer et s’en versa une tasse. Il attrapa
la chaise par son dossier, la mit devant la porte et s’y assit.
La mer semblait aussi lisse
qu’un lac, à peine quelques filets d’écume en irisait la surface d’un bleu
sombre et intense. Le bruit des vagues en contre-bas était doux et régulier. La
brise s’était momentanément arrêtée, seul le bruit de quelques insectes
troublait le silence.
*
L’île, presque trois fois plus longue
que large, s’étendait d’est en ouest de part et d’autre d’une chaîne de
montagnes élevées. Au nord de hautes falaises tombaient à pic dans les flots,
tandis qu’au sud les pentes raides étaient aménagées en terrasses depuis des
temps immémoriaux. La maison du vieil homme avait été bâtie sur l’une d’elles
par un ancêtre dont le nom s’était perdu. Il y vivait seul depuis que, tout
juste sorti de l’enfance, son père l’avait chargé d’entretenir ce lopin de
terre sèche et de récolter les fruits qu’il fournissait chaque année.
Il avait obtempéré sans
broncher ; on ne discutait pas les ordres de son père. Il s’était acquitté
de son devoir avec application. Le chef de l’exploitation familiale n’avait
jamais eu à se plaindre de son travail et les années avaient passé.
D’abord son père, puis sa mère, puis ses sœurs, tous étaient morts désormais.
Lui seul était encore vivant, et toujours dans sa maisonnette en pierres et aux
huisseries peintes en bleu. Il vendait sa récolte d’olives et de raisin, pêchait
de temps à autre, et cela lui suffisait. Il ne désirait rien de plus et
possédait tout ce dont il avait besoin.
Au hameau on l’appelait le Veilleur. Tout le monde, passant sur le
chemin qui serpentait de terrasse en terrasse, l’avait surpris au moins une
fois fixant la mer, immobile et debout, les bras le long du corps. Nul ne
savait ce qu’il attendait. C’était le seul loisir qu’on lui connaissait. Les
plus vieux l’assuraient : dès son plus jeune âge, du moment qu’aucun
travail ne l’occupait, il se plantait quelque part et regardait au large. Au
début les filles s’étaient moquées de lui. Elles lui avaient demandé en riant
s’il attendait le retour d’Ulysse – ou l’arrivée du Déluge. Puis les filles
avaient vieilli et s’étaient détournées du Veilleur
qui restait toujours sourd à leurs sollicitations. La communauté s’était
appropriée sa lubie ; elle faisait maintenant partie de lui.
*
Sans détacher ses yeux de la
mer, il avala une gorgée de café brûlant. La forme floue d’un ferry s’extrayait
lentement de l’horizon, un bourdonnement sourd témoignait de son effort. Quelques
minutes plus tard il passerait devant le vieillard, puissant et imposant,
fendant l’eau et laissant derrière lui une large traînée d’écume s’élargissant
en éventail jusqu’à se fondre dans les flots.
*
Le ferry avait maintenant
dépassé l’île depuis longtemps. Le fond de la tasse abandonnée aux pieds de la
chaise s’était couvert d’une pellicule noire de café séché. Une petite mouche
noire rampait sur la paroi intérieure, comme si elle hésitait à plonger dans
des profondeurs abyssales.
Le vieil homme était allongé sur
son lit, la casquette sur les yeux. Il ronflait légèrement. Un chat assis sur
le seuil le regardait, immobile. Il savait qu’il n’avait pas le droit d’entrer
et attendait patiemment un signe, assuré qu’il obtiendrait quelque chose à se
mettre sous la dent.
Une camionnette passa lentement
sur le chemin de pierre au-dessus de la maison, soulevant un nuage de
poussière. Le vieil homme bougea un doigt. Le chat se remit sur ses quatre
pattes. Au bout d’un court moment, il se rassit, c’était une fausse alerte, la
sieste n’était pas encore terminée.
Le vieil homme rêvait. Il était
un petit garçon assis sur les galets d’une plage. Un magnifique voilier,
éclatant de blancheur, voguait au loin. Ses poulies brillaient au soleil de
midi. La vision était si éblouissante qu’il devait mettre ses mains en visière
au-dessus de ses yeux pour la regarder. Sur le pont il distinguait deux femmes
et un homme, eux aussi tout en blanc. Ils étaient immobiles et regardaient dans
sa direction mais ne semblaient pas le voir. Le temps s’étirait. Le voilier
semblait presque immobile, malgré les deux plis d’eau de chaque côté de la
proue et les ondulations sur les flancs du bateau. Puis une des silhouettes se
déplaça. Pendant un court instant, il aperçut un corps nu, mais flou, une
petite tache noire dans une ombre. Puis la silhouette disparut, et une tête
surgissait de temps à autre dans les vagues. Lui restait immobile. La tête
apparaissait et disparaissait, les cheveux mouillés brillant au soleil. A un
moment il prit conscience que le bateau avait disparu. L’horizon était vide. La
mer scintillait. Le soleil était dur.
Le chat poussa un petit
miaulement bref. Le vieil homme expira doucement, releva sa casquette et se
releva. Il fit quelques pas en titubant légèrement puis se réveilla tout à
fait.
- Va. Je vais te trouver quelque
chose.
Il ouvrit une boîte de conserve
et en versa le contenu dans une coupelle qu’il déposa sur le seuil. Le chat le
regarda en miaulant puis se jeta sur sa pitance.
Le vieil homme sortit de la
maison, regarda la mer un moment, puis ramassa la tasse, faisant s’envoler la mouche.
Il mit la tasse dans l’évier et ressortit s’asseoir sur la chaise.
Le soleil qui baissait
allongeait les ombres. Les frisottis d’écume étaient maintenant plus nombreux à
la surface de la mer et faisaient de grandes traînées parallèles. En haute mer,
la houle devait être forte.
D’ailleurs une longue barque à
moteur rentrait au port. Un homme en salopette tenait le manche. L’embarcation
tanguait fortement. Des tas de filets noirs brillaient au fond et les cagettes
en plastique étaient vides. Inutile de s’acharner dans ces cas-là.
Pour les touristes qui étaient
attablés au bistrot de la plage, c’était l’heure la plus belle de la journée.
Le soleil allait peu à peu se coucher, rougeoyant et irradiant, colorant tout
le paysage d’une teinte chaude et orangée. La vie semblait se suspendre jusqu’à
ce qu’il eût entièrement disparu à l’horizon. Puis on allumerait les
guirlandes, on trinquerait et les conversations reprendraient.
Pour le vieil homme, toutes les
heures étaient belles, celle-ci autant que les autres. Le petit avantage du
crépuscule était qu’il faisait moins chaud. La brise de terre allait bientôt se
mettre à dévaler la pente vers la mer, caresser doucement la maison et
réveiller l’odeur sucrée des figuiers.
Lorsqu’il fit entièrement nuit,
il rentra sa chaise et alluma la lampe à pétrole sur la table. Il se coupa
quelques légumes et une grosse tranche de fromage qu’il arrosa d’huile d’olive.
Trois chats malingres étaient assis sur le seuil et le regardaient manger.
Quand il eut terminé, il rangea la vaisselle, balaya les miettes de pain de la
table et éteignit la lampe. Lorsqu’il ressortit avec sa chaise à la main, les
chats s’ébrouèrent en miaulant doucement.
Le vieil homme reprit sa place
devant la maison. Les vagues battaient régulièrement le rivage. Malgré l’éclat
d’une lune presque pleine, les étoiles semblaient aussi nombreuses sur la toile
bleu marine du ciel que les grains de sable sur la plage.
Un gecko, au corps presque
phosphorescent et aux grands yeux globuleux, ses pattes spatulées agrippées à
la pierre au-dessus de la fenêtre, était lui aussi parfaitement immobile.