jeudi 16 février 2012

Basel - Les trams

Bannis de presque toutes les villes du monde, les trams ont trouvé à Bâle un sanctuaire. Ils y sont protégés, choyés et aimés. Dans chaque rue, ou presque, on les voit se frayer un chemin avec dignité, hauts sur pattes, un peu guindés, un peu raides et cyclopéens. Ils se tordent et grincent dans les virages, contraints par le tracé des rails, ils sont comme le col dur qui fait une marque rouge au cou du fonctionnaire zélé. Ils portent fièrement cette robe d’un vert uni, ni clair, ni foncé, ni français, ni allemand, un simple vert qui n’est que vert.




A bord de leurs wagons on croit avoir rapetissé, et on réalise le rêve de l’enfant en nous qui voyageait dans son train miniature lancé à toute vitesse sur le sol de sa chambre. Le souffle sifflant de la propulsion électrique nous berce, les roues sans gomme crissent à chaque aiguillage et nous secouent un peu. On voit la ville de haut, on se sent au-dessus des activités quotidiennes qui agitent la rue. Les rails et les caténaires nous assurent une totale priorité sur les autres occupants de la chaussée. On a l’esprit libre pour contempler le paysage qui défile. 




On admire les vieilles maisons collées les unes aux autres, les encadrements des fenêtres en pierre rouge de la Forêt-Noire tranchant sur le vert alpin des volets. Le vent glace les quais du Rhin. Dans la fontaine du Theater, les sculptures mobiles de Tinguely sont prises par les glaces.
On se demande alors d’où vient cette impression que les villes irriguées par les trams sont plus paisibles et qu’il y fait bon vivre. Peut-être parce que c’est à un petit voyage en train que nous convie le tram, et non à un trajet en transports en commun.

Février 2012


mardi 24 janvier 2012

Parution de "L'ombre s'étend"

L'ombre s'étend est la réponse que fit en 1923 le compositeur Jean Sibelius (1865-1957) à un journaliste qui lui demandait de définir sa sixième symphonie en une seule phrase. Trois ans plus tard est créé son denier poème, Tapiola. Le terme signifie littéralement le séjour de Tapio, le dieu sylvestre des anciens Finnois. Avec cette oeuvre, dans laquelle il fait le portrait d'une forêt mythique balayée par des vents glacials, se clôt sa carrière de compositeur. Suivront trente ans de silence.





mardi 17 janvier 2012

Dendrocopos major


Dans le petit bois perché sur la colline qui n’est qu’à quelques minutes de la maison, je marchais lentement, attentif à tous les bruits qui m’environnaient : les rencontres n’y sont pas rares. J’y vis une fois un gros écureuil brun qui marquait virilement son territoire sur un tronc, d’abord gêné par ma présence, puis frottant à nouveau sans vergogne son bas-ventre contre l’écorce en faisant frétiller son panache. J’entendis soudain résonner des coups de bec répétés. Je restai immobile un instant, puis je remontai silencieusement le sentier en direction du bruit qui avait repris. Je cherchai un arbre mort et le trouvai. Quelques secondes plus tard, un petit saut me rendit visible un très beau pic épeiche au croupion et à l’arrière du crâne d’un rouge vif. Il fit encore quelques bonds gracieux, tambourina à différents endroits, puis s’envola et disparut dans les branches nues.

17 janvier 2012

mercredi 11 janvier 2012

Notes sur le "Virginia Woolf" de V. Forrester

Malgré – ou peut-être à cause – de mes préjugés sur Viviane Forrester, j’étais impatient de lire son livre sur Virginia Woolf. J’avais traduit pour m’amuser la pièce de V. Woolf Freshwater il y a quelques années, et comparant mon travail avec celui de V. Forrester, je trouvais le mien plus fidèle au texte (j’avais passé beaucoup de temps à trouver des jeux de mots français pour traduire ceux de V. Woolf). Je savais aussi qu’elle défendait la thèse de l’influence néfaste de Léonard Woolf sur sa femme. Je m’attendais donc à une attaque en règle contre lui, en opposition avec l’image que j’en étais faite après la lecture des journaux de V. Woolf et de quelques biographies, y compris celle de son neveu Quentin Bell. Je m’attendais aussi à y trouver le typique : Personne n’a rien compris jusqu’à présent, moi je sais. De la même façon je me demandais si, en reprochant à Léonard Woolf d’avoir modelé l’image de sa femme à son idée, V. Forrester n’allait pas lui faire subir le même sort par rapport à ses propres idées. Fort de ce préjugé négatif, j’ai été d’emblée agacé par son lyrisme artificiel et pénible : « D’où sa fascination pour l’effervescence mystérieuse de l’instant de la plénitude »[1]. Mais je dois admettre que le livre m’a captivé par ses idées nouvelles nées de rapprochements inédits, en particulier concernant Léonard Woolf, l’antisémitisme de V. Woolf et sa maladie.
          Je n’ai jamais lu l’autobiographie que Léonard Woolf a écrite bien après la mort de V. Woolf. J’ai découvert par le livre de V. Forrester de nombreuses choses dont je ne soupçonnais pas l’existence, dont certaines m’ont franchement attristé. Les deux exemples les plus édifiants sont le fait que le nom de V. Woolf n’apparaît pas dans son récit de leur voyage de noce, et qu’il passe d’un paragraphe à l’autre du suicide de V. Woolf à la question de ses revenus. V. Forrester nous décrit un homme qui se sert de sa femme pour mieux « se masquer et déléguer ses propres troubles », un « romancier châtré » qui fait disparaître le jeune homme qu’il était à Ceylan, suicidaire, déprimé, sombre, qui considère toute « proximité féminine » sur un « mode sordide ». Il fera tout, selon elle, pour que l’on garde de lui l’image d’un homme solide, au tempérament stable, sérieux, protecteur, voire terre à terre. Pour la défense de Léonard Woolf je crois que nous pouvons nous poser deux questions : ses lettres desquelles le mal-être et la tristesse transpirent, ne sont-elles pas tout simplement le reflet de la sensibilité d’un tout jeune homme très cultivé, en constat d’échec et isolé du monde ? De la même façon, n’avait-il pas le droit de souhaiter maîtriser l’image qu’il voulait donner de lui-même ?
 Ces questions prennent toute leur importance à la lumière du fait que selon V. Forrester, c’est Leonard Woolf qui aurait dicté à Quentin Bell la célèbre biographie de sa tante, il aurait créé le mythe de sa folie et de sa frigidité : « [L. W.] fait accepter son point de vue sur elle par Virginia elle-même sans la convaincre, mais il a su convaincre son entourage »[2]. Les sources qu’elle nous présente confirment son propos. V. Forrester nous explique qu’il avait besoin de cette image de sa femme pour créer une sorte de « parallélisme de l’opprobe » : il est juif, elle sera folle. De la même façon qu’il avait besoin de se marier pour consolider sa position sociale, elle avait besoin de se marier pour accéder à son statut de femme. Il ne s’agissait sans doute pas d’un mariage d’amour, mais ce n’avait rien d’inhabituel dans le contexte de l’époque. « Oui, chacun d’eux pouvait apporter à l’autre le statut qui lui faisait défaut »[3].
L’échec de la nuit de noce des Woolf est un fait avéré, mais la faute à qui ? Selon V. Woolf c’était à cause de Léonard Woolf. Selon Léonard Woolf la faute en était à V. Woolf qui était frigide. On imagine mal L. Woolf, qui porte déjà ses propres tares sociales, se vanter en plus d’être impuissant. Selon V. Forrester V. Woolf n’était pas frigide, mais « rejetée », « interrompue ». C’est sans doute vrai. Pour ma part j’ai toujours pensé, à la lumière d’allusions discrètes et codées dans le journal de V. Woolf (cf. Faire les « marmottes »), qu’ils avaient une sexualité un peu différente de la norme, mais qu’ils avaient une sexualité tout de même.

          Le deuxième point absolument captivant du livre de V. Forrester tient à la mise en lumière de la violence de l’antisémitisme de V. Woolf. Ce qui, épars dans les textes, m’avait toujours paru comme une ironie un peu méchante vis à vis de la famille des Woolf apparaît finalement être une vraie haine quand tous ces éléments sont rassemblés. V. Woolf a été élevée dans une famille profondément agnostique, son antisémitisme est celui de sa classe sociale, un antisémitisme raciste que l’on découvre chez elle « récurrent », « spontané » et « désinvolte ». Elle se moque beaucoup des frères et sœurs, de la mère de L. Woolf. Jusqu’où V. Forrester a-t-elle raison quand elle dit : « Pour Léonard, l’antisémitisme même de Virginia Woolf est un atout, qui valorise et garantit son admission au sein du seul groupe qu’il reconnaisse comme sien »[4] ? Ne surinterprète-t-elle pas quand, à partir de la scène de la ligne de crasse laissée dans la baignoire par un vieux Juif dans le livre Les Années, elle imagine V.Woolf dégoûtée physiquement de partager son espace avec un Juif ? Dans tous les cas V. Woolf finit par s’émanciper intellectuellement de son antisémitisme. Mais il n’est pas illégitime de se demander jusqu’à quel point elle s’était débarrassée de ce vieux réflexe de classe. Ce qui amène à une question que je ne m’étais jamais posée : « Difficile pour Léonard de concilier la présence d’un enfant avec le rejet arrogant de son origine par sa future mère »[5], ne trouve-t-on pas là la vraie raison de la stérilité du couple Woolf ?
          La raison officielle de l’interdiction pour V. Woolf d’avoir des enfants est qu’elle était trop fragile. C’est L. Woolf qui le décide unilatéralement, qui finit par trouver le médecin qui le confirme dans son point de vue, qui fait cette démarche en secret et qui l’impose à sa femme. V. Forrester nous montre la violence de cette décision qui est pour sa femme un nouveau deuil et un nouveau déni de sa normalité. Avec l’auteur on peut se demander pourquoi personne ne comprend la profonde crise de folie qui suit cette décision. Une question nous taraude : pourquoi fut-elle consentante ? La tyrannie de L. Woolf fut insidieuse, elle était faite de surveillance, d’agencements divers pour éviter toute excitation, tout leur environnement familial et amical loue en lui l’ange gardien. Faut-il pour autant suivre l’auteur quand elle écrit : « la fragilité de V. Woolf est évidente, mais ce qui la fragilise davantage, ce qui la met en danger, c’est la mise en scène permanente et subrepticement spectaculaire, organisée autour d’elle tout au long de sa vie »[6] ?
Qui peut savoir comment il se comporterait s’il devait vivre avec une personne profondément dépressive et sujette à des crises violentes (L. Woolf n’a certes pas créé les mois d’internement de V. Woolf dans son adolescence) ? Ce qui paraît excessif et liberticide pour une personne extérieure paraît évident pour les personnes concernées.
Le roc Leonard Woolf s’effrite considérablement quand l’Allemagne occupe la France en 1940. Les Woolf savent qu’ils sont tous les deux sur les listes noires des Nazis. En cas de débarquement allemand ils seraient tous les deux déportés. Léonard propose qu’ils se suicident tous les deux en cas d’invasion. L’idée du suicide pénètre alors l’esprit de V. Woolf. V. Forrester nous montre d’une façon magistrale les étapes successives qui ont conduit V. Woolf jusqu’au suicide. L’idée devient une réalité à une période où, du fait de la guerre, elle est très seule, elle qui avait tellement besoin des yeux des autres pour exister. Les Woolf vivaient de plus en plus dans des mondes étanches, Léonard Woolf ne voit plus vraiment qu’elle va mal, qu’elle se replonge dans le passé, que les morts reviennent la hanter : sa mère, son père, son frère, L. Strachey, R. Fry. En janvier 1941 une nouvelle qu’on lui avait commandée lui est finalement retournée. Sa sœur Vanessa, qui comprend qu’elle va très mal, lui explique dans une lettre qu’elle doit se reprendre, que s’ils étaient envahis, ils ne sauraient que faire d’une « invalide impotente ». Quelques jours après elle se jette dans une rivière, des pierres plein les poches de son manteau de fourrure.
          Malgré quelques passages de psychologie de comptoir –  « De sa passion de jardinier, qui est peut-être aussi un moyen symbolique de s’ancrer dans le sol anglais »[7]  –, c’est un livre vivifiant. Je croyais bien connaître la vie de V. Woolf, mais grâce aux sources de V. Forrester auxquelles je n’ai jamais eu accès, et à sa façon d’effectuer des rapprochements impossibles à faire dans une biographie chronologique, j’ai beaucoup appris et je me suis posé des questions que je ne m’étais jamais posées. Je n’ai pas fini de méditer ce livre, ce qui est le plus grand compliment qu’on peut en faire.

 Février 2009


[1] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 13.
[2] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 15.
[3] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 31.
[4] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 80.
[5] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 75.
[6] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 43.
[7] Virginia Woolf, V. Forrester, Albin Michel, 2009, p. 82.

lundi 9 janvier 2012

Sélection bibliographique


Nouvelles
2001 : Arabesques
2007 : L’odeur des troènes
2008 : Virginie
2010 : La fille-goutte 
2010 : Promenade nocturne 
2010 : Abel Chardavoine
2012 : La forêt 
2012 : Le saut du cerf* 
2012 : La barrière* 
2013 : La fin du monde 
2013 : Le tour de garde* 
2013 : Le Veilleur
2013 : Elisabeth 
2014 : Anton Fromm 
2014 : Deux stations de métro 
2015 : Le tunnel 
2015 : La jeune femme en bleu 
2017 : La jeune fille du fast-food
2021 : Le cellier

Romans
2005 : Ad Patres
2007 : Lui sourire
2009 : L’ombre s’étend - éditions l’Harmattan, janvier 2012.
2012 : La petite réclame 
2012 : Julien
2015 : Blanche et Raymonde
2019 : Fleurs de Toussaint
2021 : Les mémoires d'un faune

* Série "der Hirschsprung"

Retour d'Italie


Crépuscule sur le lac Majeur depuis Locarno
29 décembre 2011
Salò
31 décembre 2011
Verona
31 décembre 2011

jeudi 22 décembre 2011

Promenade Nocturne


Les réverbères du boulevard émirent d’abord un clignotement irrégulier avant de jeter un rai de lumière jaune et glauque sur les passants. Du ciel on aurait vu les axes s’éclairer peu à peu et former des figures géométriques brillantes, jusqu’à créer ce jeter de diamants scintillants dont la Ville se parait toutes les nuits. Au sol les enseignes, les vitrines, les phares des automobiles, les panneaux publicitaires ; tout s’allumait et colorait la rue de teintes variées.

Il marchait d’un bon pas. Il ne suivait pas d’itinéraire et n’avait pas d’obligation horaire. L’observation de la vie nocturne de la Ville était pour lui une activité en soi. Il aimait assembler en pensée tous ces éléments épars, tous ces organes, tous ces flux, et en faire un organisme cohérent. Des détails invisibles pendant la journée se révélaient à la tombée de la nuit. Les fenêtres sans rideau dévoilaient des scènes d’intimité. Sortaient dans la rue des personnages qui se cachaient tout le jour dans des chambres d’hôtel miteuses ou dans des palais glacés, derrière leurs volets fermés. Les fauves partaient à la chasse et les victimes tremblaient.

Son œil glissait rapidement sur les personnes qu’il croisait. En un temps très bref, il photographiait la démarche et l’apparence, les traits et l’expression. De ces menus éléments, il pouvait facilement reconstituer des histoires et des caractères. Certains individus attiraient particulièrement son attention par leur transparence plus parfaite dans le dévoilement d’un destin particulier. En dépassant un groupe compact qui attendait une de ces navettes qui irriguaient la Ville en étoile, il se fit la réflexion qu’un grand nombre d’échantillons permettait de se faire une idée plus précise de la multitude d’habitants de la cité. Ils constituaient une sorte de bottin où chacun était dénombré et référencé, mais au prix d’un signalement limité.

Quelques mètres plus loin, une vieille femme ridée et aux cheveux très sales était assise sur un vieux sac de voyage rapiécé. Elle était courbée en deux et ses deux mains maigres tendues devant elle serraient un gobelet crasseux. Elle faisait tinter sa petite monnaie en marmonnant des mots inintelligibles. Son regard n’exprimait rien, ni lassitude, ni colère. Elle ne fit pas attention à lui. Il se demanda ce qui l’avait conduite jusqu’à cet échouage lugubre.

Il dut s’arrêter à un carrefour. Les moteurs des motocyclettes vrombirent quand le feu passa au vert. A cette heure la circulation était dense. Les conducteurs étaient pressés de rentrer chez eux après une longue journée de labeur. Un automobiliste flâneur perdu dans le trafic se serait fait violemment klaxonner. Il n’y avait bien qu’à pied que l’on était libre de suivre son propre temps, se dit-il en guettant la signalisation. Quand il put traverser, les visages derrière les glaces firent comme un film muet. Il lut sur les lèvres les jurons et les soupirs d’agacement. Il traversa lentement la chaussée en regardant droit devant lui, il enjamba un ruisseau d’eau sale qui se jetait dans une bouche d’égout et continua son chemin sur le trottoir asphalté.

La température était idéale pour marcher, assez douce pour se passer d’écharpe et de gants. C’était une des premières soirées agréables de l’année. Après avoir passé un long moment à la fenêtre, il s’était finalement décidé à sortir. Il y avait maintenant près d’une heure qu’il marchait. Certaines boutiques étaient encore ouvertes. Il passait parfois quelques minutes à lécher les vitrines à la recherche de curiosités amusantes.

La rue s’étendait devant lui en une ligne droite parfaite qui suivait la légère pente du terrain. C’était le dernier vestige du sol d’origine maintenant couvert par les immeubles et le bitume. Arrivé au sommet, il découvrit une vue inattendue sur la Ville. Au loin la nuit n’était pas encore tombée tout à fait, le soleil colorait d’orange pâle une bande étroite entre la ligne des toits et le ciel maintenant complètement noir. Il contempla un long moment la fin du crépuscule sur les flèches des églises et les coupoles qui brillaient encore, alors que les toits se diluaient déjà dans l’obscurité.

La Ville semblait minéralisée. Il se demanda combien de temps serait nécessaire à la nature pour reprendre ses droits sur elle. Combien d’années faudrait-il pour que le bois des toitures pourrisse, que le gel et la chaleur dissolvent les ciments, que les racines des arbres fassent éclater les trottoirs, que les balcons s’écrasent au sol, que les étages s’empilent jusqu’à transformer les maisons en boîtes vides où pendraient des lambeaux de papier peint fané dans la brise du soir ? Un seul mur qui tombe pouvait fragiliser plusieurs immeubles, la cité s’effondrerait lentement sur elle-même comme un château de cartes. Quels édifices tiendraient encore debout après un siècle d’abandon ? Les vieilles cathédrales ? Les colosses de pierre édifiés pas des générations successives ne peuvent quand même pas disparaître du jour au lendemain, se dit-il. Combien  de temps faudrait-il pour que l’humus se reconstruise sur ces décombres et que la forêt pousse à nouveau ? Il ferma les yeux un instant et imagina un immense espace boisé à ses pieds, un couple de chevreuils, une laie suivie de ses petits, une nichée d’oisillons. Un bruit de moteur le sortit de sa rêverie.

Il arriva sur une grande place arborée où se jetait le courant des automobiles. La fontaine au milieu du rond-point était éclairée par des projecteurs. Les quatre bouches aux quatre angles de la colonne crachaient un jet puissant qui éclaboussait le gazon autour du bassin. Le flot des véhicules interdisait d’aller se rafraîchir les mains dans l’eau ou de s’asseoir sur le rebord poli par les années. Les restaurants qui bordaient la place étaient bondés. Les serveurs promenaient leurs plateaux entre les tables comme des automates. Des clients levaient vainement la main pour attirer leur attention, leur sac sur les genoux, prêts à partir.

Il passa près d’un kiosque à journaux. Il lut les grands titres – décidément, tout allait de travers en ce moment –, feuilleta un magazine qu’il reposa après avoir lu un article en diagonale et repartit. Il se demanda quelle rue emprunter et choisit celle qui semblait la plus calme.

Il était seul dans la rue. Il regardait distraitement les automobiles garées le long du trottoir, le semis régulier des parcmètres, des boîtes aux lettres, des poteaux de signalisation. Les portes cochères se succédaient, toutes identiques à quelques détails près. Avec leurs poignées rondes, lustrées et dorées, elles étaient taillées dans un bois solide qui séparait nettement l’intimité de l’espace public. La plupart des habitants ne se préoccupaient plus de ce qu’il se passait au-dehors une fois rentrés dans leur appartement. Il se demanda combien de personnes se mettraient à leur fenêtre s’il se mettait à hurler comme un fou. Deux ? Trois ?

Il longea les grilles hautes et pointues d’un jardin public. L’obscurité était totale derrière les buissons de noisetiers, mais on devinait la cime des marronniers. Il reconnaissait l’ombre des grappes de leurs fleurs et du grand trèfle de leurs feuilles. Il se demanda comment entrer dans se faire remarquer. Il avait conscience qu’il pouvait y faire une mauvaise rencontre, de nombreux vagabonds trouvaient asile dans ces lieux sombres et fermés. Mais il avait trop envie de ce silence et de cette solitude que promettait la nuit noire derrière les barreaux. Il marcha quelques pas, trouva une armoire électrique qu’il escalada avant de sauter par-dessus la barrière.

Caché derrière une haie épaisse de lauriers, il resta immobile un court instant pour reprendre ses esprits. Le sang battait légèrement à ses tempes. Le silence était total. Personne ne l’avait vu entrer. Le manque d’habitude à enfreindre les lois le rendait un peu inquiet, mais contrairement à ce qu’il avait supposé, c’était une émotion plutôt agréable.

Il sortit du fourré en écartant des bras de lourdes branches chargées de fleurs. Il fit quelques pas sur une étendue gazonnée pour retrouver l’allée de gravier blanc qui se détachait dans la pénombre du parc. Plus il s’approchait du centre du jardin, plus l’obscurité était épaisse. Dans les espaces à couvert, il faisait même complètement nuit. Il n’entendait que les feuilles qui frissonnaient dans la légère brise, aucun bruit de moteur ne parvenait jusque là. Il trouvait très étrange d’être à la fois en plein cœur de la Ville et dans un tel calme.

La végétation était trop ordonnée pour qu’il se fût cru dans la nature. Le chemin suivait une courbe parfaite, les arbres étaient taillés de manière à équilibrer harmonieusement leurs volumes, la pelouse était rase et les plates-bandes de pensées étaient tracées au cordeau. Il se crut un moment dans le parc éclairé aux flambeaux d’un château, un soir de bal, sortant seul et un peu ivre, se rafraîchir et se reposer de la musique et des conversations superficielles. Dissimulé par un tronc, il aurait regardé les danseurs derrière les hautes vitres, jouissant de sa solitude, et même un peu dédaigneux de ces pantins, ridicules quand leurs gestes étaient observés dans le silence. Une main douce se serait alors glissée dans la sienne.

Il s’assit sur un banc pour regarder les étoiles. Il en trouva beaucoup qu’il ne voyait pas depuis sa fenêtre. C’était comme si on avait retiré un filtre du ciel, celles qu’il connaissait se paraient d’une brillance inaccoutumée, et elles étaient maintenant noyées dans une masse compacte de petits points lumineux. Il s’allongea pour mieux profiter de la splendeur de ce spectacle.

Lorsqu’il sentit que le sommeil le gagnait, il se remit en route. Il n’était pas prudent de s’endormir ici. Il marcha au hasard, jusqu’à bien connaître la géographie du jardin. Au centre il y avait un petit plan d’eau à côté duquel nichaient quelques canards. Ils s’étaient paresseusement égaillés en caquetant quand il les avait approchés. Les grandes étendues de gazon étaient piquées d’arbres fruitiers, et le long de la barrière on trouvait les arbres les plus beaux et les plus vieux, dont un platane immense aux branches noueuses qui paraissaient vivantes dans l’obscurité.

Le parc était moins grand qu’il ne l’avait supposé. Il commençait à être las du silence et de la solitude. Il chercha une issue, mais il était plus facile d’entrer que de sortir. Il lui fallait trouver quelque chose sur quoi grimper pour sauter ensuite par-dessus les herses. Il décida de longer méticuleusement la clôture. Il dut se frayer un chemin parmi des buissons serrés, il se griffa, il faillit tomber la tête la première dans de la terre meuble. Il se sentait comme un animal pris au piège. Le temps lui sembla long avant qu’il ne trouvât un cabanon de jardinier. Il en fit plusieurs fois le tour avant de trouver le moyen de l’escalader. Le bois avait heureusement des anfractuosités qui l’aidèrent. Il se trouva couché à plat ventre, sur le toit, le menton appuyé sur un tapis de mousse. Il tourna la tête pour découvrir un éventuel passant et constata que quelqu’un l’observait depuis une fenêtre. Il eut tellement honte d’être pris en flagrant délit, qu’il sauta sur le trottoir, se tordit la cheville, et courut jusqu’au croisement suivant. Là, il reprit son souffle et se dit qu’on ne se défaisait pas si facilement des réflexes de l’enfance.

Quelques mètres plus loin, il s’engagea sur une avenue violemment éclairée et très passante. La foule lui sembla pour une fois secourable. Les files d’attente des théâtres occupaient une grande partie du trottoir, bruyantes et un peu anarchiques. Il se fraya un passage parmi des groupes de quadragénaires mâles à la recherche du frisson érotique, et de quadragénaires femelles, habillées sur un trente-et-un outré, cherchant l’oubli dans le divertissement.

De nombreux hommes seuls marchaient comme lui au hasard. Le roulement des épaules et les regards en disaient assez sur ce qu’ils cherchaient dans ce quartier. Sous les lumières jaunes et rouges, parmi les ordures qui jonchaient le sol, les corps se jaugeaient, se défiaient, se frôlaient. A la faveur de l’ivresse et de la nuit, toutes les rencontres étaient possibles. Les conventions sociales n’existaient plus que pour donner du piquant à des aventures que l’on enfouirait le lendemain au plus profond de soi. Il était fasciné par l’énergie accumulée par tous ces désirs. 

Il fit encore quelques pas, puis passa par une porte étroite, se glissa dans un couloir sombre entre des hommes qui fumaient et bavardaient, et s’engouffra derrière une autre porte.

Avril 2010

mardi 20 décembre 2011

La fille-goutte

La maison a été construite à la fin du XIXème siècle, lorsque la côte normande est devenue un lieu de villégiature à la mode. Quelques années plus tôt les baigneurs, dans leurs tenues bizarres, ces pièces de toile informes qui camouflent tant bien que mal le corps encore en attente de sa libération, ont commencé à moucheter les plages de cabanons à rayures. Les trains à vapeur qui les ont amenés ont transformé tout le paysage. A leur suite on a construit des hôtels et des villas, on a apporté sur ces côtes isolées tous le raffinement de la vie urbaine et bourgeoise : des voitures aux couleurs éclatantes, du personnel de service galonné, des vêtements de luxe ; et d’autres choses encore que l’on n’avait jamais vues dans ces contrées.


Le vieux paysan à qui autrefois a appartenu le terrain a fait une bonne affaire en vendant son pré tout au bord des éboulis. Année après année, la marée le rogne, menaçant de le faire totalement disparaître dans les flots. Il a bien ricané quand on lui a parlé de la vue sur la mer et du pittoresque du site, mais il s’est bien gardé de donner son avis et le chèque lui a permis de constituer une belle dot à sa fille.


Cette masse imposante de granit est visible de très loin sur la plage. Elle est haute de trois étages dont le dernier est décoré de colombages. Les fenêtres sont nombreuses et de grandes dimensions. Le toit très haut et très pentu est percé de chiens-assis qui ont leur propre couverture d’ardoise, si bien que cela fait une multitude de surfaces inclinées qui brillent après l’averse. Les volets sont peints d’une couleur qui rappelle le sang séché, les coulures de rouille s’y confondent. Quand le temps est agité et pluvieux, comme il l’est aujourd’hui, la maison est un peu lugubre.


Il y a une pièce au deuxième étage qu’on appelle le salon sur la mer. De quelque fenêtre qu’on se place, on voit effectivement l’immensité de la mer. On a essayé d’y reconstituer l’agencement d’une cabine de capitaine, avec son grand sofa et son tapis épais et sombre. Les meubles d’acajou ploient sous les instruments de navigation en laiton et les murs sont couverts de peintures de goélettes et de grands voiliers de pêche. Ce décor donne l’impression de dériver à bord d’un Nautilus, à la fois prisonnier et protégé de la fureur des océans derrière les hublots mouillés.


Je passe mes vacances ici, dans la grande maison tout au bord de la falaise. Des marches creusées dans la roche conduisent à la plage, mais aujourd’hui je n’irai pas me baigner, le temps est vraiment trop mauvais. J’écris dans le salon sur la mer. Il n’y a que le bruit de la pendule et de la pluie. Le thé fume sur la desserte à roulettes. Quand je suis lasse d’écrire, je me lève et je regarde la pluie qui tombe. La fenêtre est froide contre mon front.


Le ciel est très sombre. Il fait comme un immense tapis gris qui glisse au-dessus de moi en arrachant quelques filaments de laine plus claire. Le vent l’emporte très loin. La mer est irisée, on dirait qu’une surface vert clair frémit par-dessus une masse grise. Les couleurs ne se mélangent plus et se ternissent. Tout paraît flou. Même les vagues sont irrégulières. Le jardin est chiffonné par les bourrasques, le gazon et les buissons semblent accablés par l’averse. Tout est triste et mouillé, ici.


La pluie frappe la vitre puis coule, coule jusqu’au rebord. J’ai la sensation que je vais me transformer en eau. Je me sens comme cette goutte qui vient de se projeter sur la vitre et laisse derrière elle une trace humide. A sa suite je glisse lentement, je jette un dernier regard affolé avant de tomber de la pierre, puis je sombre dans le conduit qui m’éjecte plus loin, sur une autre pente d’ardoise. Je ne peux retenir ma chute dans un gros tube en fonte, je tombe, je tombe… et ressors à toute vitesse, dix mètres plus bas, à l’embouchure. Je rebondis sur les cailloux, je vais de plus en plus vite, je dévale la pente. Puis je termine ma course mollement, diluée dans un ruisseau que viennent taquiner les vagues.


Grand-mère me dit souvent que j’ai trop d’imagination. Elle doit avoir raison. Mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas la retenir. Le feu est allumé dans la cheminée et je porte un pull bien chaud. Est-ce de ma faute si je voudrais suivre cette goutte ? Si j’ai envie de tout sauf d’être ce que je suis ? J’ai bien le droit de me défendre contre l’ennui, non ?


Il est si facile de se laisser subjuguer par la vue que l’on a d’ici. De cette pièce je me sens au point de rencontre entre ces deux masses sombres et titanesques que sont l’air et la mer. Toute cette profondeur, ce vide plein de toutes ces variations de gris liserées de lumière, c’est tellement beau que je ne peux m’en détacher. J’y reste des heures.


Tout à coup j’aperçois une femme en maillot de bain rouge qui marche sur la plage, en direction des vagues. Elle semble insensible à la tempête. La pluie ruisselle sur son dos nu entre les bretelles. Ses cheveux sont noirs et luisants. Ses hanches se balancent à chaque pas qu’elle fait dans le sable. Derrière elle ses traces s’effacent en se gorgeant d’eau. Il lui faut de longues minutes pour atteindre le bord. Elle laisse les petits rouleaux caresser ses chevilles un long moment. Elle ne se retourne pas, elle regarde droit devant elle. Puis elle décide de continuer. Les vagues frappent ses genoux. Puis son bassin ne s’aperçoit plus que par intermittence. Son mouvement est régulier. Ses épaules sont déjà invisibles. Sa tête disparaît tout à fait dans l’écume.


Je sens les larmes qui coulent sur mes joues.


Je retiens mon souffle. Mon regard balaie la surface de la mer en tout sens. J’essaie de retrouver l’endroit où la jeune femme a disparu pour évaluer celui où elle va réapparaître. Je ne vois toujours rien. Depuis combien de temps est-elle sous l’eau ? Une minute ? Plus longtemps ? Que fait-elle ? Pourquoi ne réapparaît-elle pas ? Nulle part je ne vois la tache rouge de son maillot. Je sens une grande angoisse m’étreindre la poitrine, je retiens mes sanglots et je continue de scruter la surface de l’eau. Mon cœur bat de plus en plus vite. Où est-elle ?


Je sors de la maison en courant et je dévale la falaise.


Lorsque j’arrive sur la plage, je suis d’abord aveuglée par la pluie battante. Je relève la tête et je vois une forme en rouge qui marche lentement vers moi. Je suis trempée et incapable de faire un mouvement. La femme en maillot me sourit et s’approche de moi. L’eau de la pluie et les larmes se mêlent dans mes yeux.

Février 2010